Le retour de la domesticité
Édito par Bonfons de Cruchot
Le billet ne fera certainement pas plaisir à nombre de candidats aux concours de la fonction publique. Mais faut-il préférer la démagogie à la vérité ? La démagogie a consisté à faire croire pendant longtemps à une certaine égalité entre candidats et à la supériorité des métiers dits « intellectuels ». Exercer un métier manuel serait moins valorisant.
Sans parti pris politique, cette orientation remonte essentiellement au premier septennat socialiste. Jusqu’alors, de 1959, date de la réforme qui élève à 16 ans l’âge obligatoire minimum pour quitter le système scolaire, à 1975, date de la réforme qui crée le collège unique (réforme Haby), l’ouverture à un plus grand nombre, des établissements du secondaire, puis du supérieur, ne correspond pas à une vision théorique et idéologique mais à un pari.
Notre fondateur de la Ve République parie en effet sur le fait qu’à terme, la France aura besoin de plus d’ingénieurs et de techniciens bien formés. Non seulement au regard de l’évolution scientifique que connaît sur son territoire la France (explosion de la bombe nucléaire, développement d’une aviation militaire indépendante des Américains) mais aussi au regard d’une hypothétique (en 1960!!) concurrence étrangère intra ou extra européenne. Bref, fini l’image d’Épinal d’une école se résumant pour la majorité à l’obtention du « certif » avec retour à la ferme pour labourer les champs. La France de 1945, majoritairement rurale cède déjà la place 15 ans plus tard au rêve citadin avec son lot d’emplois relevant des secteurs secondaires et tertiaires. Ce n’est pas un hasard si Jean Ferrat chante La Montagne…en 1964.
Mais en 1981, la volonté d’ouvrir plus largement l’école au sens large ne participe pas de la même source. Il y entre pour beaucoup une vision idéologique. L’idée est que « la droite » a monopolisé le pouvoir et les places pendant 23 ans, presque une génération. Elle aurait condamné les plus faibles économiquement parlant à des filières de seconde zone, à des métiers manuels sans grande possibilité d’évolution. D’aucuns le pensaient sérieusement et honnêtement. Car une notable partie des plus modestes franges de nos concitoyens d’alors intériorisaient l’idée que « les études, ça n’était pas pour eux »: décalage de classe sociale, peur de se trouver ridicule, certitude de ne pas être à sa place. Le singulier cas de Jean-Pierre Apathie résume très bien cette mentalité: alors garçon de café en 1981, la victoire de François Mitterrand le convainc que désormais tout est possible. Il abandonne son torchon et prend le chemin des études. Avec la carrière que l’on connaît.
Le problème est que le leitmotiv socialiste ne s’est pas contenté d’encourager des jeunes de toute origine sociale confondue à faire des études afin d’améliorer leurs conditions de vie futures. Il a abouti à une certaine dévalorisation des métiers manuels. Il a survalorisé le travail intellectuel. N’étant pas en reste, ne voulant pas paraître arrogants, les gouvernements de droite successifs ont repris à leur tour le flambeau de l’école pour tous. Sous-entendu des métiers intellectuels pour tous.
Quel est le résultat ? Indépendamment de toute crise économique, la lucidité nous commande de croire qu’il n’y a peut-être pas de place pour tout le monde au royaume des bac + 5. En effet, nous pouvons d’abord partir d’un constat empirique. De nombreuses professions longtemps valorisées (avocat, médecin, architecte…) ont été prolétarisées. C’est à dire que parvenu au terme du parcours universitaire semé d’embûches (5 ans d’études, des stages à n’en plus finir, un examen qui s’apparente plutôt à un concours parfois), le jeune diplômé doit non seulement commencer de zéro mais de plus continuer pendant longtemps en sous-régime, monétairement parlant.
Relisons cet article du Figaro. 41 % des jeunes avocats touchent moins de 3 300 € brut, c’est à dire moins de 1980 € par mois. Pas de quoi se plaindre dira-t-on, c’est deux fois le SMIC ! Oui mais. Premièrement, comme l’indique l’article, toutes ces jeunes robes se destinent principalement au droit des affaires. Cela veut dire que les étudiants ont au minimum Bac + 5, parlent (ou devraient parler…) l’anglais presque couramment et maîtrisent naturellement tous les outils bureautiques autant que leur spécialité.
Tout cela pour 1 980 €. Deuxièmement, quand bien même on resterait époustouflé par ce salaire après 7 ans d’étude, comparons avec le niveau de vie requis à Paris (puisque c’est là que résident les cabinets d’avocats d’affaires) : un loyer entre 20 et 30 € du mètre carré, cela signifie que pour plaire à un bailleur, notre star du barreau devra se contenter de 20 à 30 mètres carrés (pas plus d’un tiers des revenus affecté au loyer).
Pas de quoi recevoir tout le Conseil de l’Ordre à dîner. Les perspectives d’évolution ? Ne rêvons pas, elles existent naturellement, mais la rémunération ne suit pas non plus le cours de l’inflation immobilière, en période de boom. Ramenés à un taux horaire d’ailleurs, les bons salaires ou honoraires nets à 5 000 € mensuels ne sont pas si intéressants car ils sont généralement acquis en contrepartie de plus d’heures passées au travail (200 heures dans le mois contre 133 pour un salarié travaillant « aux 35 h »; soit 25 € de l’heure contre 7 € pour une personne au SMIC).
Si l’on ouvre la porte d’un cabinet de médecin, l’ambiance sera peu différente. Il y a peu, la confrérie médicale se battait pour une consultation à 23 euros et non 22 ou 21. On mesure la difficulté de survie à voir cette différence d’un euro susciter autant de controverse. Là encore, les charges ôtées, une certaine partie des médecins finit difficilement ses fins de mois. Comme partout, un nombre non négligeable de ces praticiens vit confortablement même très confortablement de ses revenus. Mais ce qui nous intéresse est le plus grand nombre. Or celui-ci est statistiquement plus souvent confronté à des conditions de rémunération et de travail pas aussi attrayantes que prévu.
Alors où veut-on en venir avec toutes ces considérations a priori éloignées de la fonction publique et de la domesticité ?
Notre propos ne vise pas à verser une larme sur les difficultés et les amertumes de jeunes (haut…) diplômés face à des conditions de travail moins avantageuses que rêvées. Il met en évidence un point: malgré une qualification plus élevée, les jeunes diplômés sont moins bien rémunérés que ce à quoi ils pouvaient prétendre il y a 30 ans. Or le phénomène est exactement le même dans la fonction publique.
En effet, portés par des discours démagogiques et une légitime inquiétude familiale, de nombreux jeunes se tournent vers la fonction publique en espérant que leurs bac + 5 leur permettront aisément de décrocher un poste de catégorie A. Or, les statistiques sont impitoyables: on a moins besoin de cadres que d’exécutants (au sens neutre). La réponse est là. Pour vous épargner une lecture intégrale certainement répulsive, regardez la synthèse page 22 et quelques exemples pages 29, 30, 31 ou 35.
Les métiers où les demandes de recrutement sont les plus fortes sont aide-soignantes (41 000), infirmières (23 000), agents d’accueil (23 000), agents administratifs (23 000), secrétaires (40 000 tout confondu), commerciaux (41 000), employés de l’hôtellerie et de la restauration cumulés (100 000 postes !!), aides à domicile (50 000), agents d’entretien (66 000), employés de maison (26 000), maçons ( 17000) ou encore menuisiers (7 000) et ouvriers non qualifiés des industries agroalimentaires (14 000).
Par comparaison, on n’aura besoin que de… 1 300 avocats, 4 000 médecins, 4 000 professeurs du secondaire et 2 000 architectes.
Fonction publique ou secteur privé, le constat est donc le même: plus on monte dans une pyramide sociale – du point de vue du statut uniquement s’entend – plus les postes sont rares. C’est pour cela que les candidats aux concours devraient s’interroger à deux fois avant de viser un concours, uniquement parce qu’il semble correspondre à ce qu’ils estiment être leur statut (bac + 5 = au moins cadre A). En fait, demandez-vous si votre capital le plus précieux n’est pas le temps.
Un hypothétique poste de catégorie dite supérieure vaut-il que l’on passe cinq ans d’étude ?
Votre critère de décision pour passer un concours devrait idéalement être uniquement l’intérêt pour le métier. Seule une passion ou un intérêt pour une profession peut soutenir un effort de longue haleine, y compris une fois en poste quand l’amertume guette pour des raisons extérieures (les collègues, le chef, la rémunération, l’éloignement du travail, etc.).
Maintenant direz-vous, quel rapport avec le titre de l’article ?
C’est là que le lecteur est invité à lire un ouvrage à la fois vieux (plus de 10 ans) et pourtant ô combien d’actualité. C’est Le Bonheur d’apprendre de François de Closets. Dans un chapitre consacré à l’évolution des métiers, l’auteur explique l’erreur de l’économiste pourtant distingué Jean Fourastié. Le schéma de Fourastié consistait à croire que le progrès aboutirait à une plus grande qualification de tous, même au prix de métiers secondaires pour certains. Il était intéressant dans cette perspective de permettre à tous de rêver à de longues études, synonymes de métiers moins durs et plus rémunérateurs.
Or, François de Closets lui oppose le raisonnement d’Alfred Sauvy. Ce dernier répond au schéma de Fourastié par un conte : un patron a quatre ouvriers ; il achète deux nouvelles machines; il licencie deux ouvriers et forme les deux autres. Dans le schéma de Fourastié, les deux autres vont devenir chef de rayon et chauffeur. C’est moins bien qu’ouvrier spécialisé mais ça reste cependant des emplois avec statut et évolution. Or, Sauvy montre que ce schéma est faux : en fait, le patron s’enrichissant, il achète une résidence secondaire, a besoin d’un chauffeur et jardinier : il réembauche ses ouvriers…comme domestiques. Or ce sont bien les services à la personne d’aujourd’hui. Ainsi aux États-Unis, on a créé au cours des années 1980 essentiellement des emplois de « petits jobs » ou traditionnels (secrétaires) mais peu dans les secteurs de pointe (en réactualisant la lecture, il faudrait atténuer avec la révolution d’Internet au tournant des années 2000).
L’explication d’Alfred Sauvy éclaire ainsi le titre de l’article: dans une optique progressiste et moderniste, on croyait avoir moins besoin des « petites mains » et plus besoin d’ingénieurs. Les perspectives de recrutement publiées par Pôle Emploi vous démontrent le contraire. Les métiers exigeant des études moins longues sont les plus demandés. Comme indiqué dans le billet précédent, les professions intellectuelles très valorisées (à part ingénieur, et encore…) ne sont pas si bien rémunérées. Et on sait depuis longtemps qu’il vaut mieux être plombier à Paris que chef d’agence bancaire dans une ville de moins de 10 000 habitants.
Il faut donc cesser la démagogie: le besoin en cadres reste limité et faire la promotion du « bac +5 », du diplôme pour le diplôme fait perdre beaucoup de temps aux jeunes. Par contre les débouchés pour les métiers à filière courte restent ouverts et larges de possibles. L’évolution du statut d’infirmière est à ce titre très parlante: longtemps dans l’ombre de « Monsieur le Médecin », l’infirmière est devenue une professionnelle reconnue (catégorie B dans la fonction publique désormais). Il peut en aller de même de tous ces métiers dont le statut peut initialement décourager: on peut être certain qu’à terme, la pénurie de salariés dans les professions aujourd’hui moins recherchées fera flamber les rémunérations et surtout, la recherche de gens compétents valorisera celles et ceux qui auront tôt compris l’intérêt d’embrasser ces carrières loin du « show-biz ». Si l’explication de Sauvy semble confirmée, jetons quand même aux orties la forme: le terme de domestique employé avait bien sûr un aspect provocateur, qu’il faut gommer pour ne retenir que l’essentiel, l’intérêt pour le métier que l’on exerce.
Parti de presque rien, d’un héritage paternel modeste, soit trois ou quatre camions de transport, le fondateur du groupe Séché a bâti un empire, derrière Veolia et Suez Environnement, en s’occupant du retraitement des déchets.Mais l’intérêt qui nourrit les idées et la curiosité qui vient de l’ouverture ont fait d’une activité peu valorisante (les déchets) une profession… très valorisée.
Il en ira de même pour tous les métiers que les candidats veulent exercer: passez-vous un concours pour le statut qu’il donne ou pour son intérêt propre ?
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