La SNCF et le principe d’égalité
Édito de Bonfons de Cruchot
À l’occasion d’un trajet en chemin de fer, je me posais la question: les voyageurs savent-ils pourquoi ils paient aussi peu ou aussi cher leur billet de train ?
Jusqu’en 1992, la SNCF assurait encore une mission de service public. Pour preuve, sa tarification. Celle-ci était fondée sur un prix au kilomètre. En l’espèce, 0,8337 franc en première classe et à 0,5558 franc en seconde (si l’on préfère, respectivement 0,127 et 0,0847 euro). On peut parler de service public puisque, quel que soit le trajet effectué, l’usager payait le même prix au kilomètre parcouru. Faire un Paris-Lyon (425 km) revenait au même prix qu’un trajet entre Paris et Strasbourg (440 km).
Si je veux acheter demain vendredi un Paris-Lyon, cela me coûtera:
Aller le Vendredi 19/02 entre 07h24 et 12h24 – prix total pour 1 passager
Départ à | 07h24 | 08h24 | 10h24 | 10h24 | 11h24 | 11h24 | 12h24 |
A partir de | 84.20 € | 84.20 € | 119.40 € | 55.90 € | 84.20 € | Indisponible à la réservation * | 67.20 € |
Durée | 02h17 | 02h19 | 02h19 | 02h19 | 02h17 | 02h17 | 02h19 |
Si j’achète un billet pour le même créneau horaire, cette fois pour Strasbourg, je paierai selon l’heure de départ:
Aller le Vendredi 19/02 entre 07h54 et 10h53 – prix total pour 1 passager
Départ à | 07h54 | 08h54 | 08h54 | 09h54 | 09h54 | 10h53 |
A partir de | 64.30 € | 64.30 € | 64.30 € | 114.80 € | 114.80 € | 114.80 € |
Durée | 02h03 | 01h57 | 02h09 | 02h03 | 02h15 | 01h58 |
Observons donc:
1° le prix n’est pas le même sur le même trajet en fonction de l’horaire
2° le prix n’est pas le même sur des trajets différents de même distance
Le Paris-Lyon de 9 h 54 est ainsi 100 % plus cher que le Paris-Strasbourg de 10 h 24, le même jour, pour une distance similaire (à 15 km près de voie ferrée).
Cela ne choque plus personne que des tarifs aussi différents existent. En effet, des tarifs différenciés selon la caractéristique du voyageur ont depuis toujours été admis:
- le tarif Familles nombreuses créé par la loi du 29 octobre 1921. Le bénéfice de la réduction a été prolongé sous condition à plusieurs reprises ;
- le tarif des pensionnés de guerre (loi du 29 octobre 1921 et loi du 24 décembre 1940 pour l’extension aux Réformés Pensionnés de la Seconde Guerre mondiale) ;
- l’abonnement de travail pour les distances domicile travail jusqu’à 75 km (loi du 29 octobre 1921).
- le billet populaire de congés annuels (décision ministérielle du 9 septembre 1936, dans le prolongement de la loi du 20 juin 1936 instituant le droit à un congé payé annuel étendu aux retraités par la loi du 1er août 1950) ;
- les abonnements d’élèves, étudiants, apprentis (décision ministérielle d’approbation du 29 décembre 1951)
etc.
Bref, il existait déjà avant 1992, une liste non négligeable d’exceptions au tarif kilométrique.
Mais en 1992, une évolution considérable est venue mettre à mort le système traditionnel de réservation de billets de train, fondé sur le tarif kilométrique, système nommé « RESA ». En lieu et place s’y est substitué le système « SOCRATE ».
Le rapport parlementaire d’Hervé Mariton publié en 2008 et consacré à la politique tarifaire de la SNCF explique clairement le basculement: la SNCF s’aligne sur le système de réservation des compagnies aériennes. Celles-ci appliquent un « yield management » que l’on peut traduire comme « politique de rentabilité ». Le maître mot étant la rentabilité, la compagnie aérienne cherche à tout prix à remplir ses avions: d’où la volonté de proposer des tarifs peu élevés longtemps à l’avance pour être sûr de faire décoller un avion plein. Le consommateur, averti de la pratique et cherchant le prix le plus bas, comprendra que son intérêt est de réserver au plus tôt. Chacun y trouverait son compte.
Mais la SNCF est-elle une compagnie aérienne ? Question naïve, certes, à laquelle votre Président répondra: non, puisque son cahier des charges stipule en son article 1er :
« La société nationale des chemins de fer français est un élément essentiel du système de transport intérieur français. Ses activités doivent contribuer à la satisfaction des besoins des usagers dans les conditions économiques et sociales les plus avantageuses pour la collectivité, concourir à l’unité et à la solidarité nationales et à la défense du pays. Elle prend à cet effet, en tenant compte des coûts correspondants, toute initiative visant à développer l’usage du rail pour le transport des personnes et des biens […] L’ensemble des services offerts par la S.N.C.F. est mis en œuvre selon les principes du service public, notamment en matière de continuité et de conditions d’accès des usagers »
Certes, le Conseil dÉtat a eu l’occasion d’affirmer dans son avis en date du 24 juin 1993 (CE, avis n° 353 605) à propos du TGV Nord:
1° Sur l’absence de référence au tarif kilométrique
« S’agissant d’abord de la rupture d’unicité du tarif de base, il apparaît que si les conditions particulières de rapidité et de confort dont bénéficient les usagers des TGV par rapport aux autres usagers de la SNCF peuvent autoriser certaines disparités tarifaires entre les premiers et les seconds, on ne saurait, en revanche, déceler, parmi les usagers du TGV Nord, de différences de situation appréciables susceptibles de justifier l’application de tarifs de base différents d’une liaison à l’autre ».
En clair: s’il n’y a pas de différence de prestation, il ne peut y avoir différence de tarifs. Mais aussitôt, les juges tempèrent et ajoutent:
« Une telle différence de traitement ne peut, dès lors, selon la jurisprudence, trouver sa justification que dans certaines nécessités d’intérêt général en rapport avec les conditions d’exploitation du service ferroviaire ».
Cette conclusion peut signifier que eu égard au mode de locomotion (un TGV, pas une ligne classique), à l’économie de temps (c’est un « vrai » TGV sur une partie du tronçon, il va donc vraiment plus vite) et peut-être à un certain confort, il est normal que les tarifs diffèrent. Et la Haute Juridiction complète:
« Si les motifs qui inspirent la rupture de l’unicité du tarif de base ne peuvent, ainsi, être contestés dans leur principe, il convient cependant que la mise en oeuvre de cette mesure soit assortie de certaines précautions destinées à la fois à limiter sa portée à ce qui est indispensable pour atteindre les objectifs légitimes poursuivis, et à prendre en compte les autres obligations de service public qui s’imposent à la SNCF ».
Là, le Conseil fixe les limites: un tarif modulé est possible mais sous condition. La suite de l’avis dit:
« De ce point de vue, il apparaît nécessaire:
- que l’institution de tarifs de base propres à certaines liaisons demeure réservée à celles où il peut être justifié, par des éléments objectifs, que cette mesure est nécessaire pour atteindre les buts rappelés ci-dessus [l’accès égal pour tous, les principes du service public sans compromettre l’exploitation de la ligne] ;
- qu’afin d’éviter de porter atteinte, sur les liaisons concernées, au principe d’égal accès de tous au service public il soit imposé un écart maximum entre les tarifs de base particuliers et le tarif de base général ;
- que le maniement des tarifs visant à résister à la concurrence d’autres modes de transport respecte l’obligation de « tenir compte des coûts correspondants » mentionnée par l’article 1er alinéa 1er du cahier des charges et ne dégénère pas en guerre tarifaire susceptible de compromettre l’équilibre global de l’exploitation ;
Difficile de croire que la SNCF a suivi le Conseil sur ces points:
- certes un écart maximum semble respecté, on n’a pas encore vu d’écart de 1 à 7 comme c’est le cas pour les compagnies aériennes, mais déjà 1 à 2, ce nous semble suffisant…
- il semble dur d’admettre qu’il existe des « éléments objectifs » justifiant des tarifs différents pour des prestations identiques
- la « guerre tarifaire » existe bel et bien: entre rail et compagnie aérienne à bas coût
- l’information du public est une gageure puisqu’il est presque impossible de prévoir le montant du meilleur tarif
2° Sur la modulation en fonction de l’horaire
Là, on sent que les collègues du Conseil d’Etat ne viennent pas tous de « la France d’en bas »…Ces messieurs (la majorité est masculine) écrivent:
« il convient de relever que la modulation temporelle des tarifs de base vise un double objectif : par l’augmentation des tarifs appliqués sur les trains les plus fréquentés, elle permet d’écrêter les pointes de trafic et de limiter ainsi les frais d’exploitation ; par la réduction des tarifs appliqués sur les trains les moins fréquentés, elle permet de faciliter l’accès du TGV à des catégories plus larges de la population ».
Traduisons: si les tarifs augmentent en période de pointe, c’est parce que la loi de l’offre et de la demande avantage le plus offrant. La litote « écrêter les pointes de trafic » signifie plus abruptement « pour résoudre la question de savoir qui voyage en période de pointe, le meilleur discriminant est le prix: ceux qui ne peuvent plus suivre, ne voyageront pas (notamment pour les vacances…) ». De même la réduction des tarifs sur les trains les moins fréquentés permettrait de « faciliter l’accès du TGV ». Dit autrement: « quand tu n’as pas les moyens, la seule solution de voyager pour toi, est de le faire quand il n’y a personne ».
On a connu meilleure interprétation du principe d’égalité.
Cet avis du Conseil d’Etat a laissé le champ libre à une vision purement commerciale de la SNCF, ce « yield management ». Le but n’est plus d’assurer un service égal, mais de remplir les trains.
Si on appliquait ce principe du « yield management » à tous les autres secteurs relevant autrefois du secteur public: l’électricité (les plus déshérités seraient incités à ne pas se chauffer en hiver, période de forte demande); l’éducation (on remplirait les filières en fonction des places restantes) et même la justice…?
À ceux qui pensent que le chemin de fer est un luxe pour voyageur et vacancier, nous répondrons que bien évidemment, au regard des contraintes du prix de l’immobilier, des exigences professionnelles, nombre de trajets sont subis et non choisis. Dès lors, l’atteinte au principe d’égalité ne concerne pas des privilégiés mais bel et bien toute une classe de population qui se passerait volontiers du « yield management ».
Et même les vacanciers: pourquoi les plus modestes devraient-ils partir en novembre à la mer ? et rester chez eux en août ? Au motif que les tarifs SNCF sont prohibitifs ?
La logique commerciale l’a emporté sur le principe d’égalité.
Pour aller plus loin
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