Absolument débordée !
Nous n’avons pas encore lu cet ouvrage Absolument dé-bor-dée dont Le Figaro se fait aujourd’hui l’écho.
Manifestement il s’agit d’après les extraits cités d’une charge contre les fonctionnaires, plus exactement la haute fonction publique. Apparemment y sont dénoncés les maux récurrents: absentéisme, gaspillage des talents, absence de productivité dans la fonction publique.
La Rédaction de ce blog est par principe relativement hostile à ce type d’ouvrages pour plusieurs raisons:
- on ne peut faire une généralité à partir d’un cas. C’est pourtant une veine bien exploitée dans l’édition: on prend une personne, on la fait témoigner, on en fait ensuite une personne représentative de sa catégorie. Et bien sûr, après, on peut stipendier à loisir toute la catégorie. Pour avoir vu des administrateurs en fonction, certains auteurs de ce blog peuvent assurer que le poste n’a rien à voir avec ce que raconte l’apprenti(e) auteur(e).
- on ne peut vérifier la véracité des faits. L’auteur(e) ne donne pas en général dans ce type d’ouvrages d’indices et de faits permettant d’établir la vérité de ses dires. On n’apprendra certainement pas où elle (il) travaille. On peut même se demander si l’auteur existe bel et bien tant les extraits mentionnés par Le Figaro dénotent une véhémence marquée.
- on ne crache pas dans la soupe. En temps normal, ce comportement consistant à remettre en cause une organisation confortable dont on profite, sans en tirer les conséquences, est déjà critiquable. C’est facile de dénoncer ce qui ne va pas. Mais qui paie le traitement somptueux de cette jeune fonctionnaire tous les mois ? D’aucuns diraient: « la fonction publique territoriale, aimez la…ou quittez la »…. Ce comportement est typique d’une posture bien peu reluisante: je profite du système mais on ne peut me critiquer puisque moi-même je critique le système dont je profite. Au mieux on saluera la rapidité de jugement de l’auteur et on lui souhaitera donc d’en tirer toutes les conséquences: la démission. N’attendez surtout pas l’heure de la pré-retraite comme le font certains seconds couteaux du monde médiatique, journalistes, cadres de production, qui arrivés à la cinquantaine se découvrent une conscience. Ils écrivent alors un livre d’un courage exceptionnel: ils dénoncent le petit système qui les a grassement fait vivre pendant 30 ans et n’ont pas de mots assez durs pour dire tout le mal qu’ils en pensent. Ils débitent anecdotes sur anecdotes pour fustiger ce monde si odieux qu’ils ont côtoyé pendant toute une vie professionnelle sans broncher. Bref, on l’aura compris, soit on accepte le travail et on touche sa belle rémunération de haut fonctionnaire; soit on n’accepte pas et on démissionne le cas échéant. Qui plus est aujourd’hui: avec 10 % de la population active au chômage, sans doute le double réellement avec les non-déclarés, les collectivités d’outre-mer et les temps partiels subis, il est indécent de se plaindre et de cracher dans la soupe.
- on fait preuve de courage et on publie sous son nom ou on n’accuse pas. La pratique du pseudonyme n’est pas dérangeante en soi en littérature: elle permet la discrétion, le mystère, le jeu. Mais lorsqu’on se sert d’un pseudonyme pour accuser, moquer, réduire un adversaire, sans s’exposer soi-même, où est le courage ? N’est pas Jean-François Deniau qui veut. Lorsqu’il dénonce en 1953 dans le journal Combats « le verbalisme de la formation » de l’ENA, alors qu’il est tout jeune inspecteur des Finances, il écrit sous son nom.
- on a le droit d’être impatient mais pas démagogique. Si l’auteur(e) existe réellement, une question se pose: sa maturité est-elle suffisante ? Il existait il y a trois ans encore une limite d’âge minimum pour passer le concours de conseiller de tribunal administratif (30 ans). Au vu des propos de l’auteur, il faudrait songer à restaurer ce type de mesures pour les postes de hauts fonctionnaires. En effet, les propos rapportés par le quotidien dénotent sans conteste une courte vue et un parti pris qui souligne l’absence totale d’expérience de la vie professionnelle en général. Notre Zorro de la fonction publique territoriale se désespère de ne pouvoir travailler et se demande pourquoi elle a été embauchée ainsi que certains de ses collègues. Nous répondrons que primo, comme dans tout service, il peut y avoir des périodes plus ou moins chargées. Secundo qu’il ne faudrait pas penser que le secteur privé est épargné par ce phénomène: il fut un temps où des entreprises recrutaient, sans aucun besoin, un cadre prometteur, juste pour en priver la concurrence… Tertio, sur l’intérêt du travail: c’est bien montrer de la suffisance que d’exiger un travail passionnant immédiatement, qui nécessiterait toute la science et la maestria supposée de l’auteur. Non, tout travail, fût-il de la haute fonction publique, passe parfois par l’établissement de simples graphiques.
- on propose des solutions et on ne crée pas de problèmes. La règle d’or d’un chef, c’est de proposer des solutions: pas de créer des problèmes. Or, administrateur territorial, c’est être chef. En théorie du moins. Il est ahurissant de voir qu’une personne supposée encadrer des équipes en soit réduite à écrire ce type de pamphlet, s’en se rendre compte elle-même qu’elle est là pour proposer des solutions. Pour s’engager. Pour être au service des autres. Elle ne travaille pas assez ? Mais qu’elle épaule ses collaborateurs de catégorie B ! Qu’elle aille se renseigner dans une autre collectivité. Qu’elle aille elle-même chercher les problèmes à résoudre (ils ne manquent pas), qu’elle soit à l’écoute de ses concitoyens. Mais non ! Du fond de son fauteuil qu’on imagine agréable, notre jeune Saint-Just de la fonction publique territoriale préfère se rêver en inquisitrice – anonyme quand même ! – plutôt qu’en cadre de terrain.
Sur un point, finalement, on la rejoindra: le jury s’est bien trompé en sélectionnant un candidat dont le parcours universitaire l’a entraîné toujours plus à la théorie plutôt qu’à la pratique, au verbiage plutôt qu’à l’action, à la rêverie de l’ambition sociale plus qu’à la lucidité de l’écoute de terrain.
Le pamphlet sera utile à la fonction publique ? non. À ses concitoyens ? non plus. À l’auteur ? Peut-être, puisque apparemment le livre l’a fait sortir de la dépression et lui rapportera sans doute de substantiels droits d’auteur. On espère seulement pour les forêts françaises que les dépressifs trouveront d’autres vulnéraires que l’écriture.
Addendum
Jeudi 1er juillet a eu lieu un conseil de discipline au centre de gestion de la Gironde. En cause: Aurélie Boullet, jeune haut fonctionnaire, dont la carrière est décrite comme « brillante ». Sans doute tellement brillante, qu’elle a cru bon de dénoncer sous couvert du pseudonyme de Zoé Shepard, des travers supposés de l’administration territoriale, dans un ouvrage intitulé Absolument dé-bor-dée. Notre précédent billetprenait parti contre la parution de ce type d’ouvrage.
Manifestement, le conseil régional dans lequel travaille cette agente n’a pas non plus apprécié. Reconnue comme l’auteur du pamphlet, elle a été convoquée à ce conseil de discipline. Deux ans d’exclusion avec perte de salaire ont été requis.
Notre rédaction n’avait pas lu l’ouvrage et avait pourtant pris parti contre le livre. Notre position reste la même au regard de ce qu’on peut lire d’extraits supplémentaires dans la presse. Le livre ne se contente pas en effet de dénoncer les dysfonctionnements, il semble se complaire dans l’injure au travers des surnoms donnés aux agents fictifs tels « Simplet », «Coconne», « gang de chiottards ». D’après l’avocat du Conseil régional, le livre contiendrait huit pages complètes d’injures de cet acabit. Élégant.
Aux lecteurs de ce blog qui se sont émus de ce que nous n’ayons pas lu cet ouvrage tout en le mettant en cause, nous répétons que le procédé n’est pas très fair-play. Apprécieriez-vous d’être traité de la sorte par votre supérieur hiérarchique dans ses rapports ou ses ouvrages de fiction ? Certes, il existe certainement des agents incompétents ou insupportables. Mais ce n’est pas en les insultant que leur comportement va changer ou leur sens de l’intérêt général augmenter.
Il est dès lors évident que chacun peut se demander, à tort ou à raison, dans les services où officiait Aurélie Boullet, si elle visait telle ou telle personne au travers d’un surnom ridicule. Le fait même d’avoir utiliser un pseudonyme ne fait que renforcer le doute: si les personnages avaient été totalement fictifs, il aurait été inutile de s’inventer une double identité littéraire.
C’est là toute la difficulté de l’exercice littéraire à partir de l’expérience professionnelle. S’inspirer de la seconde pour nourrir la première paraît évident voire nécessaire. Y ajouter la morgue sous la forme de l’insulte est plus discutable. Lorsque Balzac se venge, par dépit, de la duchesse de Castries, il écrit La Duchesse de Langeais: le personnage littéraire est un double de l’aristocrate bien réelle. Si le portrait n’est pas flatteur, il n’est pas insultant. Tellement peu que le roturier éconduit et l’aristocrate hautaine continueront à se saluer lorsqu’ils fréquenteront les mêmes salons.
Mais les jeunes haut fonctionnaires d’aujourd’hui n’ont pas encore tout à fait la même tenue littéraire que les écrivains d’hier. Espérons pour « la carrière brillante » de Zoé Shepard, qu’elle n’emprunte pas la voie de l’héroïne littéraire précitée: le couvent. Ce qui correspond dans la fonction publique, au placard. Elle n’y serait que relativement dé-bor-dée.