La burqa
Le Conseil d’État a remis avant-hier au Premier Ministre son étude relative à l’interdiction d’un type de voile religieux islamique, dit « burqa ».
Mais de quoi parle-t-on ? La burqa désigne un voile « intégral » c’est-à-dire qui couvre toute la personne. Celle-ci ne peut regarder qu’au travers d’une petite grille au niveau des yeux. Certaines burqa fashion Afghanistan couvrent même paraît-il les mains et les pieds. C’est plus complet que le tchador, qui lui, laisse le visage découvert.
Ces précisions données, pourquoi une telle étude ? Les estimations relatives au nombre de personnes portant cette burqa en France varient entre 375 (oui, c’est très précis) et moins de deux mille, selon certains rapports cités par certains journaux.
Il est donc déjà pertinent de s’interroger sur l’opportunité d’une loi et du travail antécédent du Conseil d’État. D’aucuns prétendent qu’une loi est inutile:
- précisément à cause du faible nombre de personnes concernées. Pire, le fait de légiférer renforcerait un sentiment communautaire et encouragerait la pratique du port de la burqa, selon un comportement immature bien connu: c’est interdit, donc je le fais pour m’affirmer.
- parce qu’elle est un dérivatif politicien. De nombreux autres problèmes autrement plus importants touchent la France et l’Union européenne: une crise économique toujours présente, avec près de 3 millions de chômeurs en France, une dissension européenne sur presque tout, des finances publiques calamiteuses pour la plupart des pays européens, une pression fiscale à l’origine du rejet de la « taxe carbone » vouée à une disparition temporaire…Alors, un sujet polémique, concret, à base de controverse religieuse, et dont on sait qu’il n’aura finalement que peu de portée pratique dans la vie de chaque citoyen, un tel sujet peut être qualifié de diversion. Et d’aucuns peuvent estimer à juste raison qu’un débat autour de ce sujet escamote tous les autres.
À ces remarques, on peut répondre:
1° que la loi en général n’a pas pour objet de traiter du plus grand nombre mais de la justice et de l’harmonie dans la société: quel que soit le nombre de citoyens. Peu importe le nombre de délinquants en puissance, la loi n’est pas édictée en fonction du nombre de délinquants potentiels mais de l’atteinte à un principe. Quand une circulaire ministérielle du 27 novembre 1991 et la jurisprudence se penchent sur la légalité du lancer de nain, peu importe que cela ne concerne qu’une dizaine de personnes en tout sur le territoire français.
2° qu’à supposer l’existence d’un péril, il est préférable de le combattre lorsqu’il est encore maîtrisable.
3° qu’en l’occurrence plusieurs atteintes à des principes essentiels sont en jeu: la dignité, la liberté.
4° qu’à supposer que le débat serve de dérivatif, sur le fond, il subsiste: des personnes portent bien toujours la burqa en France, problèmes économiques ou non.
Il est donc naturel que l’on s’interroge, comme le fait la plus haute juridiction administrative, chargée d’éclairer le gouvernement.
Or du rapport du Conseil, il ressort:
- qu’il existe déjà des prohibitions rendant moins nécessaires une interdiction générale de la burqa.
- qu’une interdiction générale dans les lieux publics serait susceptible de porter atteinte à des droits fondamentaux et partant d’être ultérieurement invalidée.
- qu’en conséquence, il n’est pas opportun de proposer une loi interdisant de manière générale dans tous les lieux publics le port de la burqa; néanmoins, une extension des prohibitions déjà existantes serait tout à fait naturelle (dans tous les services publics tels que les mairies)
Que penser dès lors de la position du Conseil d’État ?
Une approche technique
Dès la première page du rapport, les auteurs rappellent leur ordre de mission émanant du Premier ministre, à savoir étudier:
« les solutions juridiques permettant de parvenir à une interdiction du port du voile intégral qui soit la plus large et la plus effective possible, dans la perspective du dépôt d’un projet de loi au Parlement sur ce sujet ».
Et les auteurs ajoutent aussitôt:
« C’est dans le strict cadre de cette demande, et par conséquent en dehors de toute considération sur l’opportunité de légiférer en ce sens, que le Conseil d’État a conduit la présente étude ».
Les lecteurs sont ainsi bien priés de comprendre que le Conseil aura une approche avant tout technique, c’est-à-dire juridique. De ce point de vue, la juridiction exprime sans le dire ouvertement notre remarque n° 1 sur l’inutilité d’une telle loi: le Conseil rappelle qu’il existe déjà nombre d’interdictions (obligation d’être tête nue pour les photographes d’état-civil, obligation de se dévoiler aux portiques de sécurité des aéroports, etc.). Une interdiction générale n’apporterait pas grand-chose de plus en réalité: elle n’aurait pas d’incidence sur le bon fonctionnement des services publics.
Une comparaison non probante
Le Conseil s’appuie ensuite sur ce qui peut apparaître un argument d’autorité: les autres. Que font les autres pays ? Pour la plupart, ils n’ont pas de loi interdisant de manière générale la burqa dans les lieux publics. Mais cet argument de la comparaison semble biaisé: la solidité dépend de la similarité des conditions. Or on ignore s’il y a autant de porteurs de burqa en Italie qu’en France, en France qu’au Danemark (où parait-il le dénombrement s’est établi à 3…!!).
L’histoire de ces pays, la composition de leur population, leur pratique religieuse, le degré de tolérance sont autant de facteurs passés sous silence. Donc ce n’est pas parce que d’autres pays refusent d’interdire, que la France devrait le refuser également. Car les conseillers d’État n’ont-ils pas oublié quelque chose ? Comme par exemple le fait que la France est un des très rares pays au monde à avoir établi constitutionnellement le principe de laïcité (article 1 de la Constitution). Et ce n’est pas le cas de la plupart des pays étrangers…
Les présidents américains prêtent serment sur la Bible, la reine d’Angleterre est un chef religieux, l’impôt allemand comprend une dîme religieuse. La France affiche sans complexe depuis 105 ans une particularité difficile à faire comprendre d’ailleurs à des étrangers: la laïcité. Dès lors, toute comparaison avec des pays autres n’est plus pertinente: si nous avons une spécificité, qui plus est précisément en matière de religion, pourquoi ne pourrions-nous pas avoir une mesure d’interdiction également particulière ?
Les fondements juridiques de la laïcité et de la dignité inefficaces ?
Le Conseil poursuit ensuite: à supposer qu’une loi soit adoptée, il lui faudrait une assise. En l’espèce, le respect de la laïcité et le droit à la dignité. Or, le Conseil estime que ces deux fondements ne sauraient suffire. La laïcité serait mise en échec par le droit à l’expression religieuse dès lors que cette dernière n’est pas du prosélytisme: de fait, chacun a le droit d’arborer une tenue vestimentaire exprimant son attachement à des valeurs, que ce soit le cercle des hippies ou le turban d’un hindouiste. De même, les individus étant censés être autonomes et libres, il n’y aurait pas d’atteinte à la dignité puisque tout porteur de burqa l’accepte volontairement.
Cette conclusion est contestable:
- le principe de laïcité est un concept « extensible » et « dynamique ». Concrètement, en 1905, la laïcité consiste seulement à séparer l’Église de l’État: pour autant, l’influence religieuse reste importante, les crucifix sont encore installés dans les tribunaux par exemple. Un siècle plus tard, la laïcité signifie l’absence de port de signes religieux ostentatoires à l’école, ce qui n’existait pas en 1905: preuve que le concept évolue au fil du temps. Le lecteur conclura de lui-même: en 2010, la laïcité pourrait signifier « pas de burqa dans tout l’espace public, y compris la rue ».
- le Conseil rappelle humblement qu’il existe deux interprétations du droit à la dignité: celle collective consistant à empêcher l’individu de faire tout ce qu’il veut, au mépris donc de sa liberté individuelle, mais au profit de l’espèce qu’il représente, l’homme étant censé représenter l’espèce la plus civilisée sur Terre. L’autre conception de la dignité consiste à faire primer la liberté individuelle sur toute autre considération: la dignité appartiendrait à la sphère privée et par conséquent, aucune puissance étatique n’aurait le droit d’intervenir dans cette intimité. Or le Conseil rappelle que c’est cette dernière conception qui a été consacrée en Europe depuis un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme (arrêt KA et AD c./Belgique du 17 février 2005 n° 42758/98).
Mais les circonstances particulières évoquées dans l’arrêt sont assez éloignées du cas du voile: dans l’arrêt de la CEDH, il est question de « contrat » passé entre deux personnes consentantes. Pour le voile, comment savoir que la personne qui porte le voile est réellement consentante ? On imagine bien que ce n’est pas toujours le cas. Dire qu’une personne voilée a accepté sa condition est parler rapidement.
La dimension culturelle implicite
Si le Conseil propose une logique étayée mais contestable, il en reste, conformément à sa mission, à l’aspect technique, dont le lecteur a déjà pu apprécier les limites. Là où le bât blesse, c’est sur l’essentiel: la dimension culturelle. Si un large écho répond à la demande d’interdiction, ce ne sont pas pour ces raisons juridiques que 90 % de nos concitoyens ignorent. C’est parce que la burqa représente une culture dont une majeure partie de la population ne veut pas.
Qu’on le veuille ou non, les burqa sont associés pour longtemps aux Taliban: ces « étudiants en théologie » qui prirent le pouvoir en Afghanistan en 1997. En moins de quatre ans, ils organisèrent un régime de terreur basé sur une interprétation extrémiste de l’Islam: plus de télévision, plus d’images, pas même d’oiseaux en cage. Les Bouddhas de Bâmiyân, sculptures millénaires, furent détruits car jugés impies. La barbe fut décrétée obligatoire pour les hommes et la burqa pour les femmes. Convaincues d’adultère, plusieurs femmes furent lapidées. Or la coutume perdura bien après le départ des Taliban…
C’est ce même costume synonyme de barbarie que certains beaux esprits s’acharnent à considérer comme une simple expression de la liberté religieuse.
Mais que dirait-on si un quidam se promenait dans la rue, portant un uniforme de la Waffen SS ? Se trouvera-t-il un esprit libertaire pour affirmer que ce nostalgique ne fait qu’exprimer son admiration pour l’esthétique des insignes et des couleurs ? Pas sûr. En tout cas, le premier serait certainement condamné sur le fondement de l’article R 645-1 du code pénal:
« Est puni de l’amende prévue pour les contraventions de la 5e classe le fait […], de porter ou d’exhiber en public un uniforme, un insigne ou un emblème rappelant les uniformes, les insignes ou les emblèmes qui ont été portés ou exhibés soit par les membres d’une organisation déclarée criminelle en application de l’article 9 du statut du tribunal militaire international annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945, soit par une personne reconnue coupable par une juridiction française ou internationale d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité « .
Certes, aucun tribunal pénal international n’a encore qualifié de crime contre l’humanité l’agissement des Taliban. Pourtant…une guerre a quand même été menée par les États-Unis pour les éliminer. Au nom de la démocratie et pour extirper les terroristes supposés installés en Afghanistan.Pourtant, combien ont été ceux qui ont crié au scandale voire au crime contre l’humanité, pour la seule destruction des Bouddha.
Ainsi, la burqa est maintenant très loin de l’image d’Épinal d’un déguisement exotique, source de camouflage pour Tintin. Cette tenue est bel et bien devenue l’emblème d’une oppression.
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