Comment transformer un fait divers en loi ?

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Édito par le Président Bonfons de Cruchot
Le 16 février 2010, l’Assemblée nationale adopte en première lecture la « loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure » dite LOPPSI. Comme toujours, lorsqu’un gouvernement promeut un texte diminuant les libertés publiques, il se justifie par la volonté d’assurer la sécurité publique. C’est d’ailleurs le titre du dossier de presse du Ministère.
Dans le cadre de ce billet, nous ne nous intéresserons pas à l’opportunité politique d’une telle loi (les commentateurs experts ont suffisamment souligné son caractère électoraliste à l’approche des élections régionales) mais nous essaierons de démontrer que cette loi reflète parfaitement les imperfections reprochées au législateur depuis au moins 8 ans: la loi est anecdotique, la loi est inutile.
1° La loi LOPPSI est symptomatique de la dérive législative, consistant à promulguer des textes trop nombreux sous l’inspiration d’un fait divers
Elle prévoit par exemple:
« la création d’un délit de distribution d’argent à des fins publicitaires sur la voie publique ».
La proposition fait suite à l’initiative malencontreuse de la société Rentabiliweb éditant le site Mailorama, de distribuer de l’argent gratuitement à Paris. Le groupe Rentabiliweb avait lancé une opération consistant à annoncer une distribution de billets de 5 à 500 euros au pied de la Tour Eiffel, le samedi 14 novembre 2009. Devant l’ampleur de la foule et l’absence de service d’ordre suffisant,cette campagne publicitaire d’un nouveau genre fut finalement suspendue au dernier moment, provoquant la colère des badauds. Les casseurs avaient alors pu prendre prétexte de l’annulation pour passer à l’action et occasionner des dégâts estimés à près de 100 000 euros.
Il s’ensuivit une polémique: le Ministère de l’Intérieur accusait la société d’avoir été la responsable de ces dégradations. La société Rentabiliweb considérait au contraire que c’est le comportement ambigu de la préfecture qui était cause de tout: la préfecture ne s’était pas opposée dans un premier temps à la manifestation; c’est seulement le jour même de celle-ci que la préfecture s’était ravisée et avait demandé à la société organisatrice de suspendre l’opération. Au vu des dégâts et de ce renvoi de responsabilité, le Ministère de l’Intérieur décida de porter plainte contre la société organisatrice.
Trois mois plus tard, le Ministère de l’Intérieur ne dessert pas l’étau, puisqu’il insère dans son projet de loi, une mesure élevant à la qualification de délit, cette distribution gratuite d’argent.
Jusqu’à présent, le fait d’utiliser de l’argent comme support publicitaire était puni par une contravention de deuxième classe (150 euros) selon l’article R642-4 du Code pénal:
« Le fait d’utiliser comme support d’une publicité quelconque des pièces de monnaie ou des billets de banque ayant cours légal en France ou émis par les institutions étrangères ou internationales habilitées à cette fin est puni de l’amende prévue pour les contraventions de la 2e classe ».
D’ailleurs une interprétation à la lettre de l’article aurait pu conduire tout représentant de l’ordre à délivrer une contravention pour chaque acte de distribution, c’est à dire pour chaque lot (l’organisateur avait prévu de distribuer au moins 40 000 euros en billets de 5 à 500 euros). Ce qui alourdissait un peu plus la facture pour l’organisateur.
À ce jour, une seule société s’est risquée à ce type d’initiative. Avec la reculade que l’on connaît. Pourquoi faire une loi dont la vocation est d’être générale, à partir d’un cas particulier ? On pourrait parler dans ce cas « d’article Mailorama » puisque ce dispositif est taillé sur mesure contre elle.
2° La loi LOPPSI est inutile
À supposer qu’un cas particulier justifie un texte de portée générale, ce cas particulier n’était-il pas évitable ? Autrement dit, la manifestation était-elle évitable et partant toute cette polémique ?
La réponse est manifestement positive. L’initiative de la société Rentabiliweb nécessitait une autorisation de la préfecture. En effet, le décret-loi du 23 octobre 1995 prévoit:
« Sont soumis à l’obligation d’une déclaration préalable, tous cortèges, défilés et rassemblements de personnes, et, d’une façon générale, toutes manifestations sur la voie publique ».
À ce titre, la société était soumise à cette obligation. Or, d’après son avocat, elle a rempli cette obligation, le 10 novembre, quatre jours avant le déroulement supposé de la manifestation. C’est la préfecture qui a demandé in extremis le jour même , à la société Rentabiliweb de ne pas procéder à la distribution prévue. À ce moment là, plus de 5 000 personnes avaient déjà convergé vers le lieu de distribution. La société s’est exécutée.
Conséquence: si la préfecture avait, en temps voulu, signifier son opposition à la manifestation sur le fondement d’un risque d’atteinte à l’ordre public, il n’y aurait pas eu certainement d’incidents. La jurisprudence Benjamin (Conseil d’État, 19 mai 1933) pose certes la nécessité qu’une mesure de police prise, soit « justifiée par rapport aux circonstances, mais également [adaptée] et proportionnée à la menace pesant effectivement sur l’ordre public ». Mais nul doute, qu’au cas où elle aurait été saisie, la Haute Juridiction administrative eût considéré 1° qu’une manifestation fondée sur une violation du code pénal (la distribution d’argent gratuite) ne pouvait avoir lieu 2° que l’intérêt suscité par une telle annonce pouvait être de mesure à excéder les capacités d’encadrement par la police.
Bref une jurisprudence bien établie dispensait les députés surchargés d’examiner cette disposition inutile.
À l’organisateur supposé immoral répond ainsi l’aveuglement préfectoral. Soit. Mais pourquoi un incident local prend-il une dimension nationale ? Paris est certes capitale mais pourquoi faire d’un fait divers parisien une cause nationale ? L’affrontement était initialement cantonné à un opérateur privé et une préfecture. Voilà maintenant qu’il s’élève à un débat législatif. De quoi laisser dubitatif: les juristes connaissent l’adage, De minimis non curat praetor. Pourquoi un ministre de l’Intérieur consacre-t-il autant d’énergie à une interdiction qui relève de la gestion locale ?
Il faut croire que le débat sur les gardes à vue n’est pas assez passionnant. 500 000 privations de liberté (chiffre officiel, sous-estimé certainement) sont moins importantes qu’une hypothétique distribution de billets dans une ville une fois dans l’année. Pour ce combat si difficile contre la distribution gratuite d’argent, personne ne songerait à rappeler au Ministre une certaine morale :
« Ainsi certaines gens, faisant les empressés,
S’introduisent dans les affaires :
Ils font partout les nécessaires,
Et, partout importuns, devraient être chassés ».
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