La marque TGV – Propriété intellectuelle & Service Public
12 mars 2010
La lecture d’Eco89 nous apprend ce jour que la direction juridique de la SNCF a menacé les auteurs et animateurs d’un blog qui, selon elle, détournaient l’utilisation de la marque « TGV ».
Le blog dénonce régulièrement les dysfonctionnements survenant sur la ligne « TGV » (mettons un ® pour éviter nous-mêmes toute poursuite) Paris-Tours. Dans ce blog est utilisé le terme de « TGViste » pour désigner les usagers de la ligne en question.
Or la direction de la SNCF a estimé:
- que « l’utilisation actuelle […] de la marque “TGV®”[ relevait] de la contrefaçon et du parasitisme »
- que « l’utilisation du terme “TGVistes” dénatur[ait]e fortement la marque “TGV®”, qui se trouve modifiée pour en faire un néologisme impliquant de percevoir la marque comme un nom commun ».
Les auteurs & animateurs du blog ont donc déménagé pour aller là et mettre un frein aux courroux du roi des rails.
La réaction de la direction juridique de la SNCF mérite d’être analysée sur ces deux points.
La contrefaçon et le parasitisme
D’après, plusieurs sources juridiques applicables à ce cas, le parasitisme consiste à utiliser, à des fins lucratives, la notoriété d’une marque sans l’autorisation de ses ayants-droits. Philippe Rodhain explique:
« Le parasitisme est caractérisé par le fait qu’une personne, physique ou morale, s’inspire ou reproduit, sans bourse délier, à titre lucratif et de façon injustifiée, la valeur économique d’autrui, en se procurant indûment un avantage concurrentiel, fruit d’un savoir-faire, d’un travail intellectuel et d’investissement. »
Si la notion a largement évolué pour ne pas nécessiter, pour sa constitution, une appropriation, la définition même élargie peut-elle alors s’appliquer au comportement des blogueurs cités ?
Les auteurs du blog ont utilisé la marque “TGV®” sans, à notre connaissance, proposer de produits commercialisés ou de création artistique mettant en scène la dite marque et le dit produit. Au mieux – nous n’avons pas accès à la précédente version du blog – il s’agirait d’un détournement parodique, parfaitement autorisé par le code de la propriété intellectuelle (art. L 122-5-4°). Dit autrement, la dénonciation de dysfonctionnements en mentionnant la marque « TGV » ne saurait constituer un acte de parasitisme faute de but lucratif prouvé de la part des auteurs du blog.
L’utilisation de la marque « TGV » sur le blog précité serait-elle alors une contrefaçon ?
L’article 713-3 du code de la propriété intellectuelle dispose:
« Sont interdits, sauf autorisation du propriétaire, s’il peut en résulter un risque de confusion dans l’esprit du public : […]L’imitation d’une marque et l’usage d’une marque imitée, pour des produits ou services identiques ou similaires à ceux désignés dans l’enregistrement ».
Cet article dessine les contours de la contrefaçon. Celle-ci est une l’utilisation sans droit d’un élément de propriété intellectuelle protégée. Elle comprend ainsi la reproduction d’éléments essentiels et caractéristiques d’une marque (c’est notre cas ici). Surtout, la contrefaçon vise à créer une confusion dans l’esprit du consommateur. Soit la marque est ainsi plus ou moins grossièrement imitée de sorte que le consommateur puisse se tromper (imaginons un gros pot de chocolat en verre à couvercle blanc, dont le nom serait Moutella…), soit le produit est purement et simplement contrefait, c’est-à-dire qu’un contrefacteur imite le produit original et lui appose la marque originale, faisant passer pour originale sa copie. LVMH est souvent confrontée à ce genre de problèmes. On observera que la contrefaçon (de marque, en l’occurrence) suppose ainsi l’existence d’un produit vendu par le contrefacteur.
Le dictionnaire ne dit pas autre chose. La contrefaçon est l’:
« Action de copier, d’imiter, de fabriquer une chose au préjudice de son auteur, de son inventeur, de celui qui a le droit exclusif de la faire, de la fabriquer, de la vendre ».
Les blogueurs étaient-ils des faussaires fabriquant des faux billets de train ? Vendaient-ils des abonnements TGV ? Non, bien sûr…
Une décision intéressante est de nature à conforter l’analyse: dans un conflit entre la marque Pixmania et un commerçant poursuivi par les ayants-droits de celle-ci, la contrefaçon est retenue parce que le défendeur a bien une exploitation commerciale et l’utilisation détournée de la marque peut contribuer à lui donner des clients. Que dit le tribunal ?
« Le défendeur soutient que la reproduction des marques ne serait pas contrefaisante car elle s’inscrirait dans le cadre de la liberté d’expression. Le tribunal observe que le site sur lequel est parue l’annonce arguée de contrefaçon n’est pas situé hors de la sphère marchande. Dès lors, le principe de la liberté d’expression ne saurait légitimer ses critiques excessives et dénigrantes des marques du demandeur ».
Le lecteur attentif aura bien noté l’expression soulignée et en gras. Appliquée à notre cas, cette décision exclurait la qualification de contrefaçon puisque le blog est bien a priori exclusivement un moyen d’expression et non un site commercial. CQFD.
Les accusations très graves de contrefaçon et parasitisme à l’égard de simples consommateurs mécontents apparaissent ainsi largement disproportionnées et surtout inappropriées.
De la part d’une direction juridique, on peut être étonné. À moins que les auteurs du blog n’aient parfaitement raison en estimant qu’il s’agit d’une action d’intimidation. Et c’est bien connu, pour intimider, il faut parler fort.
Au pire, si la direction de la SNCF estime que la marque est attaquée de manière injustifiée, sans exploitation commerciale, le fondement juridique logique semblerait la diffamation. Mais comme les dysfonctionnements semblent bien réels, la diffamation n’aurait pas lieu d’être…
Le risque de marque générique
Lorsque une marque, associée à un produit initialement unique car innovant, est très populaire, le risque est que le nom du produit (une marque protégée) ne devienne le nom commun, le nom usuel pour désigner tout type de produit similaire. En droit des marques, on appelle ça une marque générique. En classe de français, on appelle ça une antonomase. En général, on illustre le propos par un exemple: frigidaire, hygiaphone, jacuzzi. Quand on prend un bateau-mouche, après avoir consulté un audiotel, et qu’on assiste à une projection d’images grâce à un barco, que le voisin affublé d’un borsalino vous demande un bic, alors que vous filmez la scène avec votre caméscope, on vient tout simplement d’utiliser autant de noms de marques génériques. Souvent sans le savoir.
Le fait de devenir une marque générique est sans conteste souvent un handicap, revers de la médaille: trop de succès est en effet néfaste à la marque. Car devenue générique, elle n’est plus protégée. C’est bien pourquoi, désormais, les détenteurs de marques de produits (innovants ou pas) font très attention à ce que le nom protégé de leur produit à peu près unique à l’origine ne soit pas considéré comme une marque générique. Si vous utilisez le mot caddie ® ou zodiac®, veillez bien dans vos publications à mettre le ® qui signifie « registered » c’est à dire marque enregistrée. Sinon gare au procès.
Il est donc tout à fait légitime que la SNCF veuille éviter que le nom de son produit ne devienne générique. Elle a payé cher à l’INPI (au passage, on ne sait qui est Monsieur Jean-Yves Leclercq, mais on espère qu’il ne perçoit pas de redevances pour l’utilisation de la marque TGV). Remarquons cependant:
- qu’une marque est censée protéger un produit, c’est à dire des caractéristiques inhérentes à ce produit. Précisons: si j’achète un sac Vuitton ®, c’est qu’en principe, il est solide, qualité française, beau, etc. Tout sac portant la mention de cette marque est donc supposé avoir les mêmes caractéristiques. Or peut-on considérer que l’application de marque à la notion de train à grande vitesse est pertinente ? Pas tout à fait puisque ce fameux train n’est vraiment à grande vitesse que sur certains tronçons en France. Autrement dit, quand on achète un Paris-Quimper en TGV, le train n’est pas à grande vitesse sur tout le trajet (en 2010), mais seulement entre Paris et Rennes. Cela relativise grandement les caractéristiques du « produit TGV ».
- qu’une marque « train à grande vitesse » est d’autant plus difficile à défendre que la notion de « grande vitesse » est variable: pour certains standards internationaux, au-delà de 200 km/h, on est déjà dans la grande vitesse (c’est logique par rapport à un conducteur automobile limité à 130 km/h), alors que d’autres soutiennent 250 km/h. Bref, on revient au premier point: la marque ne garantit pas du tout la même prestation.
- qu’une marque ne peut être déposée si elle est considérée comme nominale. La marque nominale constituée d’un terme qui dans le langage courant ou professionnel est exclusivement la désignation nécessaire, générique ou usuelle du produit ou du service est en effet considérée sans caractère distinctif (art. L. 711-2 du CPI). Or, pour être déposée, la marque doit avoir un caractère distinctif… Pour prendre un exemple commun, je ne peux déposer la marque « voiture » pour vendre mes voitures fabriquées dans mon usine. Mais dans notre affaire, tout se passe comme si les élites ferroviaires avaient quelque peu méconnu le droit de la propriété intellectuelle: ils ont affublé leur produit d’un nom qui reflète la qualité même de ce produit. À savoir la grande vitesse. On pourrait même penser que c’est complètement stupide dans la mesure où, en toute humilité, nous Français, ne sommes pas les seuls à produire ce genre d’engins: les Japonais ont le Shinkansen et les Italiens, le Pendolino, pour les parties montagneuses. Conclusion: on pourrait penser que la marque TGV est une marque nominale. Ce ne serait pas la première fois que nos dirigeants brillants commettent une bourde aussi grosse qu’une locomotive.
D’où l’interrogation: au fond, la marque TGV est-elle valide si elle s’applique à une prestation de transport ferroviaire à grande vitesse comme le propose la SNCF ? De là à penser que la SNCF perdrait un procès si elle poursuivait les blogueurs pour avoir utilisé le mot TGV en tant que marque sans le mentionner…il n’y a qu’un pas mais entre le blog et le prétoire, nous ne le franchirons pas naturellement. Que dire enfin du néologisme non moins naturel de TGViste créé par les blogueurs intimidés ? Si TGV n’est pas une marque « protégeable » parce que nominale, qu’en est-il de TGViste ? Ce ne pourrait être un mot susceptible de « dénaturer » une marque puisque celle-ci ne peut être déposée…
Ajoutons un avant-dernier point en ouvrant le dictionnaire Robert 2007. À l’entrée TGV, nous voyons: « nom masculin, sigle […] tégéviste ». Entre TGViste en majuscule et tégéviste, avouons que la différence est faible. Mais c’est précisément le raisonnement de la SNCF: « TGViste » ferait référence à la marque et pas « tégéviste ». Par conséquent parler de TGViste risquerait de faire de la marque une marque générique. Difficile de valider cette argutie. Qui peut, oralement parlant, faire la distinction entre les deux termes ? Dès lors en quoi une expression et pas l’autre entraînerait ce risque de marque générique ? À partir du moment où le mot « tégéviste » est devenu commun au point de figurer dans le dictionnaire, il est trop tard.
Les cheminots procéduriers de la direction répondront que précisément, il ne s’agit pas d’oralité, mais bel et bien d’écrit: et c’est là qu’éclate l’incohérence du raisonnement. Car, autant le lecteur soupçonnera une bizarrerie juridique quand il voit écrit « TGV » suivi du signe cabalistique ®, autant il n’est pas certain du tout qu’il perçoive une différence entre TGViste et tégéviste. Dans le premier cas, on ne peut ignorer le signe cabalistique et le lecteur curieux découvrira sa signification donc le caractère protégé de la marque. Mais dans le second cas, quel lecteur considérera que TGViste est une troncature qui respecte le droit des marques et pas tégéviste ?
Si l’on préfère, pour s’en tenir au raisonnement cher aux spécialistes de la propriété intellectuelle, il faut procéder, comme en matière de contrefaçon, en recourant aux similitudes. Le juge, en présence d’une contrefaçon supposée, ne cherche pas à savoir s’il y a des différences, mais recherche au contraire le plus grand nombre de similitudes. Dans le cas de la graphie d’une marque, écrire « TGV ® » ressemble certes à « TGV » mais la mention ® saute aux yeux: on peut difficilement dire que les deux expressions sont semblables. Dans le cas de « TGViste » et « tégéviste », la prononciation est i-den-tique. La graphie est certes légèrement différente mais dans les deux cas ne permet pas une différenciation des deux expressions: la confusion est évidente ou dit positivement, l’utilisateur moyen d’un wagon ne verrait pas la différence. Si on autorise, comme c’est le cas, la graphie « tégéviste », il paraît donc illogique d’interdire celle de « TGViste ». La différence n’est pas assez probante. Pire: pourrait-on écrire « tgviste » (en minuscule donc) ? Car si l’on se réfère à l’INPI, la marque TGV ne figure qu’en majuscule. La réponse est certainement positive: dès lors, il serait interdit d’utiliser le mot nouveau « TGViste » mais le néologisme « tgviste » serait lui autorisé. Si tel est le cas, la différence est encore plus minime. Le raisonnement des contrôleurs de la pensée ferroviaire s’inscrit bel et bien dans une logique d’intimidation plus que dans une logique tout court.
Pour terminer, signalons que ces quatre derniers paragraphes sont superfétatoires en grande partie: car, faut-il le préciser, les blogueurs contestataires ne semblent pas moins de remarquables férus d’orthographe. En effet, le terme de « tégéviste » sur lequel nous dissertons maintenant depuis quatre paragraphes désigne, d’après le même dictionnaire…le conducteur !!! Patatras !!! Si la langue officielle associe à « tégéviste » la définition de conducteur, il faut bien trouver un autre mot pour désigner les voyageurs. « TGViste » ne paraît pas incongru. C’est pourquoi l’utilisation initiale faite de ce mot pour désigner les passagers ne semblait pas une atteinte à la SNCF.
Alors que dire à nos blogueurs de la ligne TGV Paris-Tours ? Que parfois la direction de la SNCF déraille…qu’elle a été mal aiguillée…qu’elle a un train de retard…on s’arrêtera là et on souhaitera que la direction de la SNCF, plutôt que de nier l’expression d’un problème ne recherche plutôt sa résolution. Il paraît que dans notre pays, la culture du dialogue doit remplacer la culture du conflit.
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