Zéro faute

Crédit: Demetrio Cosola Creative Commons
En septembre 2009, est paru le dernier ouvrage de François de Closets, Zéro Faute. Son ouvrage est consacré à la place de l’orthographe en France. Il nous a paru intéressant de vous proposer un résumé du livre. En effet, de plus en plus de concours attachent une importance croissante à la maîtrise de l’orthographe: les concours d’attaché territorial et de rédacteur territorial en sont une bonne illustration (cadrage du concours d’attaché):
« L’évaluation du niveau de maîtrise de la langue dont le candidat aura fait preuve fait partie intégrante de la notation globale de la copie. On distingue deux cas de figure :
– les copies dans lesquelles les fautes d’orthographe et de syntaxe participent d’un défaut global d’expression. Ces copies ne sauraient, en tout état de cause, obtenir la moyenne ; elles peuvent même se voir attribuer une note éliminatoire.
– les copies qui, malgré quelques fautes d’orthographe, témoignent d’une maîtrise de la langue correcte. Un système de pénalités s’applique alors en fonction du nombre de fautes (A titre indicatif, le barème mis en oeuvre par le CNFPT était le suivant : « 2 points seront retirés au total de la note si la copie contient plus de 10 fautes »). »
Alors pourquoi autant d’importance accordée à l’orthographe, alors même que, par exemple, la fonction d’attaché territorial est un poste de réflexion, d’encadrement, la maîtrise du « détail » ne paraissant pas de prime abord capitale ?
François de Closets répond à la question au travers des 319 pages de son livre, injustement détourné par certains critiques.
- l’orthographe est en partie arbitraire. Il serait donc logique de supprimer les points les plus absurdes.
- l’orthographe étant un marqueur social et souvent un « don », il est contestable de la sacraliser car elle contribue, sans aucun résultat à long terme, à une injustice et à un classement des élèves fondé sur une matière qui ne révèle rien de leurs réels talents.
- ce sont les gens de lettres qui détiennent encore aujourd’hui le monopole du pouvoir linguistique, contre les spécialistes. Or cette élite refuse toute réforme, d’où l’immobilisme actuel.
Dans le détail….
Dans son introduction, l’auteur explique que:
« notre orthographe fut conçue par des érudits au XVe siècle, époque où elle était uniquement pratiquée, et encore avec une grande liberté par un petit groupe de gens instruits ».
L’auteur enchaîne dans cette introduction sur l’idée que le « système » d’un enseignement obligatoire et efficace de l’orthographe aurait « bien fonctionné » pendant deux siècles. Mais il connaîtrait aujourd’hui une crise. Sur ce point, nous élevons un désaccord: le système n’a jamais été parfait, le mythe d’une école de la IIIe République avec la figure de l’instituteur des romans de Pagnol est sans doute passé par là. En 1900 comme aujourd’hui, l’apprentissage de l’orthographe n’a jamais été facile.
Les raisons de l’immobilisme
François de Closets commence par un sujet inattendu. Au lieu d’attaquer bille en tête une institution quelconque ou de déplorer, chagrin, une déliquescence, l’auteur remarque un phénomène généralisé, insidieux, indolore. Mais pourtant bien réel: la disparition de la forme interrogative « classique ». Exemple: « t’es où ? » à la place de « où es-tu ? ». L’auteur propose même aux lecteurs de s’amuser à traquer cette nouvelle forme interrogative consistant à supprimer l’interversion du sujet et verbe (sans recourir pour autant au « est-ce que ») et à placer l’adverbe interrogatif en fin de phrase (« tu viens quand ? »). L’auteur relève ensuite une autre disparition: celle du passé simple dans la langue parlée. Déjà une idée d’importance est exprimée: il y aurait bien deux langues différentes, l’une parlée, l’autre écrite.
Sans transition, l’auteur explique ensuite que la langue française a été élevée au rang de religion. La spécificité de la langue française serait qu’elle est plus qu’ailleurs un instrument de pouvoir et un marqueur social, à côté de ses fonctions naturelles d’outil de communication. Or il est difficile de la faire évoluer. En effet, deux pouvoirs linguistiques se font front: les « gens de lettres », attachés à une certaine tradition orthographique, et les linguistes ou « érudits » plus attachés à la résolution des difficultés orthographiques. Si l’on préfère: une élite de lettrés, pour lesquels la langue est un jeu, l’orthographe une source d’amusement; de l’autre, un groupe de spécialistes pour lesquels une langue doit servir facilement au plus grand nombre de locuteurs. Or les premiers, les gens de lettres, détiennent largement l’accès au média et au pouvoir tout court. Ils font donc barrage à des remises en cause. Il faut ainsi remarquer que l’Académie française n’a élu aucun linguiste grammairien depuis un siècle: les gens de lettres dominent bien les spécialistes.
L’orthographe serait souvent absurde
La « graphocratie » française est fondée sur la rapport entre orthographe et sens: la première serait étroitement liée au sens des mots, donc de la langue. Ensuite, l’orthographe serait cohérente. Or le premier reproche adressé à l’orthographe est son manque de logique malgré les apparences. L’auteur relève ainsi l’arbitraire dans l’écriture des mots composés (coupe-cigare ou coupe-cigares ?) ou l’insertion de tirets (face à face ou face-à-face ?). La conclusion esquissée est qu’une refonte de certaines règles, afin de rendre le français plus logique, n’est pas un crime de lèse-majesté mais peut-être une nécessité. À l’appui de la démonstration, est cité l’exemple du mot nénuphar: la graphie avec un « ph » vient…d’une erreur même de l’Académie française en 1935. Mais cette erreur s’imposa et eut force de loi jusqu’en 1990. De même, sont cités ces casse-tête de dictée: redoublement ou non de consonne dans rationnel et rationaliste, millionnaire mais millionième.
Selon l’auteur, « l’écriture du français n’est pas logique mais historique ». Plus haut, il affirmait p. 64, : « la morphologie d’un mot est accidentelle, ornementale, mais rarement substantielle ». L’orthographe ne serait donc pas le produit de règles logiques mais le résultat d’ensembles hétéroclites successifs, donc parfois incohérents entre eux.
Sur ce point, nous sommes en désaccord avec l’auteur: la morphologie n’est pas du tout accidentelle dans la plupart des cas, le français empruntant au latin et au grec. Par la simple connaissance des préfixes et suffixes de ces langues, il est possible d’écrire sans faute des mots jamais entendus: preuve qu’en attribuant une fois pour toute à un groupe de lettres (« pré- » pour avant, « logie » pour discours, etc.) la même graphie et la même signification, on rend la langue plus claire, plus facile à écrire et tout aussi logique.
François de Closets avance une explication au statut sacralisé de l’orthographe en France, d’ailleurs mis en évidence par le succès des dictées de Bernard Pivot à partir de 1993. D’une part, à la manière des philatélistes qui apprécient les timbres rares, les amoureux de la langue française apprécient celle-ci pour et non en dépit de ses difficultés et bizarreries.
Mais en fait, comme le fait remarquer l’auteur, cet attachement provient surtout de notre habitude et de notre « imprégnation mémorielle »: plutôt que l’esthétique de la difficulté, c’est notre habitude, acquise très facilement pour certains, qui explique que nous soyons attachés à des règles complexes. D’où l’accusation de « fétichisme de [la] graphie ».
D’autre part, l’attachement d’une élite à la beauté et la complexité orthographique ne suffirait à expliquer l’engouement de tout un peuple pour cette matière. Et si l’orthographe continue de passionner, c’est parce qu’elle est une matière où près de la moitié de la population, toute origine sociale confondue, tout niveau de revenus confondu, dispose d’un don. Et l’autre non.
Le succès de l’orthographe tiendrait ainsi à cette fonction « égalitaire »: pour toute une population, l’orthographe serait très facile à apprendre. L’orthographe serait question avant tout de mémoire et tout le monde n’est pas égal devant le travail de mémorisation de la graphie. D’où la conclusion de socio-linguistes:
« l’orthographe n’est ni facile ni difficile, ce sont les gens qui ont ou n’ont pas de difficultés ».
Dès lors, cette matière devient un critère de savoir-vivre et peut-être une petite revanche sociale: le maître ès-orthographe, fût-il dans une misère noire, pourra toujours se gausser des fautes des plus puissants et y trouver une compensation. « fautes »: le mot est d’ailleurs révélateur. En mathématiques, on parle d’erreur: l’idée de culpabilité est bien présente dans la faute d’orthographe. Ce serait une faute de savoir-vivre.
De là, l’orthographe se transforme en arme sociale: celui qui ne la maîtrise pas n’est plus crédible. Comme s’il y avait un rapport entre l’excellence orthographique et l’existence d’autres qualités. Le raisonnement est en fait absurde et l’auteur rappelle sur ce point la suppression de la dictée pour le recrutement d’aides-soignantes à l’Assistance Publique, faute de candidates qualifiées : l’hygiène ou la qualité des soins n’ont pas baissé pour autant.
Bref, il existerait une population qui a « l’orthographe naturelle »: évidemment, ses membres se trouvent bien aise que l’orthographe soit valorisée à ce point dans notre pays et encouragent alors le maintien des règles existantes.
L’origine de l’orthographe
L’auteur insiste ensuite sur l’origine de ces règles si complexes et note l’enchevêtrement d’apports divers (Francs, Germaniques, Latins…). À l’époque des premières imprimeries, une certaine uniformisation commence: mais l’orthographe est alors inventée
« par et pour des professionnels de l’écrit qui ne prennent guère en considération les besoins des lecteurs ordinaires« …
et pour cause, il n’y en a pas ! Or le travail de ces professionnels a consisté souvent à ajouter des lettres aux mots pour les rendre visuellement plus proches du latin (dixit Alain Rey) tout en essayant de faire coïncider l’écriture avec la prononciation, exercice très contradictoire. La langue française ne s’écrit pas comme elle se prononce: c’est là une différence notable avec d’autres langues méditerranéennes et c’est là l’origine des fautes…
Contrairement à une idée reçue, l’orthographe n’est pas bousculée par des grandes réformes sur de longs intervalles mais est en constante réforme, et ce, depuis le XVIe siècle. Le XVIIe siècle fut celui du premier dictionnaire de l’Académie; 1740 est la date de la 3ème édition de ce dictionnaire et 36 % des mots sont modifiés !
La grammaire est née de l’orthographe, pas l’inverse
En 1790, à peine 20 % des habitants du Royaume de France parlent ce qu’on pourrait appeler le français: le reste pratique un patois. La passion pour le français est alors insufflée par les Révolutionnaires: la langue française sera le ciment de l’unité nationale. Il faudra anéantir les langues vernaculaires. La langue française devient plus politique que jamais. C’est un outil de pouvoir. Le dernier acte est posé par Guizot en 1832: son gouvernement décide que tous les fonctionnaires devront savoir écrire le français sans fautes. La référence est l’Académie française, les imprimeurs sont priés de s’y conformer.
Si au XVIIe siècle, le grammairien Vaugelas expliquait que l’usage est le maître de la langue, au XIXe, le maître devient l’Académie. Or, en matière de formation des maîtres d’école, à partir de 1832, la sélection va se concentrer de plus en plus sur la maîtrise de l’orthographe: les fautes éliminaient 53 % des candidats sous la Monarchie de Juillet; elles en éliminent 90 % au début de la IIIe République. Comment enseigner alors l’orthographe ? Par la grammaire.
Ainsi, la grammaire serait à l’origine de l’orthographe et la connaissance de la première devrait permettre la maîtrise de la seconde. Pour l’auteur, il n’en est rien: c’est l’inverse. La grammaire est née de l’orthographe, il a fallu justifier six cents ans d’évolution de la langue. Et pour justifier l’actuelle orthographe, on met en place des règles, exposées dans ces fameux manuels de grammaire.
À rebours des cocoricos associés à Rivarol et son célèbre discours sur l’universalité de la langue française, à l’occasion du concours lancé par l’Académie de Berlin en 1782 (Qu’est-ce qui a rendu la langue française, la langue universelle de l’Europe ?), François de Closets rappelle que l’Allemand Schwab reçut le prix ex-aequo. Or son explication était tout autre que celle de Rivarol: la prééminence du français ne tenait pas à un « génie propre », une « clarté » mais à des circonstances extérieures: la puissance militaire et diplomatique, le rôle des Encyclopédistes, etc.
La langue française semble l’avoir emporté à la première moitié du XXe siècle: la Première Guerre mondiale a laminé les patois, l’extension de l’école a fait apprendre le français à tous écoliers des régions les plus rétives à la langue nationale. Ferdinand Buisson, dans l’ombre de Jules Ferry, a échoué à la fin du XIXe siècle à réduire le poids de l’orthographe dans la formation des maîtres et à l’école. L’épopée réformatrice continue sans succès après la Seconde Guerre mondiale. Toutes les réformes échouent face au conservatisme orthographique.
Les débuts d’une réforme
Il faut attendre les années 1980 pour qu’enfin des initiatives connaissent un peu plus de succès. En effet, ce sont d’abord les instituteurs qui contestent l’ordre établi. L’épisode est intéressant: la France corporatiste est telle qu’il est difficile de s’en prendre à un corps de métier (pompier, cheminots…).
Attaquer un de ses membres, c’est les attaquer tous et la riposte est souvent dissuasive. Or, en la matière, malgré le poids de la corporation des instituteurs, la tentative de réforme échoua également. La grosse Bertha fut sortie pour l’occasion: on accusa les instituteurs d’être eux-mêmes ignares ou paresseux. Or les instituteurs avaient tout à perdre dans cette réforme qu’ils demandaient eux-mêmes: leur prestige de maître ès-orthographe serait un peu plus écorné; tous les efforts fournis pour maîtriser la matière ne leur serait plus d’aucune utilité. Pourquoi demandaient-ils une réforme ? Pour mettre fin à des aberrations et simplifier une orthographe qui concernait désormais un public croissant, le collège étant devenu unique depuis 1975.
Il faut donc attendre 1990 pour qu’une réformette advienne. Elle fut très limitée. Pour une fois, les linguistes, sous la houlette de Bernard Cerquiglini, s’allient aux Académiciens, à commencer par Maurice Druon fraîchement converti. Un désaccord survint au sein du conseil supérieur de la langue française: Bernard Pivot s’opposa à la suppression de l’accent circonflexe, prévoyant que ce point soulèverait une bronca. Il eut raison.
Peu après la parution des Rectifications de l’orthographe au Journal Officiel le 6 décembre, la tempête se lève; les Académiciens et d’autres personnalités se dégonflent et se désolidarisent de la réforme. Saisie, l’Académie française fait savoir que la réforme n’a pas de caractère obligatoire et que seul l’usage règlera la matière.
Au final, l’auteur fait bien ressortir l’orthographe comme une passion française. Même si les correcteurs orthographiques sont disponibles sur les logiciels de traitement de texte, rien ne remplace une connaissance de base. Un fossé s’accroît en même temps qu’un marché pour les « coach » en orthographe, qui ne pourront jamais que proposer des « trucs » lors de leurs sessions de formation.
L’auteur n’en parle pas mais nous le précisons: les exigences orthographiques sont toujours les mêmes aux concours administratifs. C’est même là le paradoxe de notre système: on peut faire cinquante fautes dans sa copie de philosophie ou de français au baccalauréat mais devenir lauréat. Ce n’est que bien plus tard, à un concours administratif, que le candidat se rendra compte que l’orthographe est toujours un critère de sélection.
Une aberration de plus.