Pourquoi bien écrire ?
« Je regarde la grammaire comme la première partie de l’art de penser ».
Condillac
Certes, le candidat à un concours administratif a de légitimes visées à court terme. Réviser des notions oubliées. Découvrir le pluriel d’un mot composé. S’arrêter sur un accord de participe passé. Le tout, dans une perspective pratique : réussir un concours. Le respect de la langue française n’apparaît pas comme une priorité.
Pour autant, que le lecteur fasse un effort supplémentaire : qu’il s’interroge plus avant sur l’intérêt d’une telle démarche, sur la qualification de ce travail, en apparence ingrat, consistant à se remémorer de vieilles règles absurdes, à s’exercer systématiquement à l’orthographe, à se souvenir peut-être de ces séances désagréables de dictée à l’école primaire…
Et si tout cela avait un sens ? Et si la grammaire était autre chose qu’une compilation de règles ? Et si elle recelait un sens plus important que ne le supposent les titres austères des manuels ?
Que le lecteur se convainque que la grammaire est autre chose que la psalmodie des imparfaits du subjonctif. Qu’il oublie un moment l’antienne des pluriels irréguliers des noms se terminant en « ou ».
Pour cela, nous l’invitons à comprendre dans ce prologue que la langue française est intimement liée à l’histoire de France et qu’elle reflète, dans une large mesure, son avenir.
Les Serments de Strasbourg
14 février 842 : la rumeur des armes s’élève au-dessus de la cité de Strasbourg. Louis le Germanique et Charles le chauve, les petits-fils et héritiers de Charlemagne ont réuni leurs troupes et s’apprêtent à prononcer un serment d’assistance mutuelle contre Lothaire, leur aîné.
Demi-frères, Louis le Germanique et Charles le Chauve ne sont pour autant que des alliés de circonstance. Hier encore, ils se combattaient. Ils veulent aujourd’hui être certains que leurs armées respectives comprennent la portée et la solennité de ce nouvel engagement.
Chaque monarque s’adresse donc aux soldats de l’autre camp dans leur langue. Louis le Germanique parle le premier en lingua romana, c’est-à-dire en langue romane qui va devenir le français, tandis que Charles le Chauve s’engage en langue tudesque, l’ancêtre de la langue allemande.
L’événement est consigné par écrit dans les trois langues : romane, tudesque et latine. À ce jour, le Serment de Strasbourg est le plus ancien texte écrit qui atteste la langue romane. À ce titre, il s’agit d’un acte fondateur dans l’histoire de la langue française.
Si le procédé utilisé lors du Serment de Strasbourg relève de la bonne compréhension, il révèle aussi une évidente fracture linguistique moins de quatre cents ans après la chute de l’empire romain d’occident (476).
Sur les riches ruines du bas latin, deux empires linguistiques ont émergé.
À l’est de la Meuse, un parler guttural s’impose, auquel est associé le nom de populaire, c’est-à-dire tiudesc en langage vernaculaire. C’est le tudesque, prototype de la langue allemande et éponyme du territoire, Deutschland étant la déformation de tiudesc-land.
À l’ouest, une langue empruntant largement au latin, émaillée de vocabulaire francique est devenue la langue parlée de la partie occidentale de l’empire carolingien : la lingua romana. Au cours des six siècles suivants, la langue romane épouse les vicissitudes du royaume des Francs au point de devenir un emblème national.
Langues et nations
La guerre de Cent Ans contre les Anglais sanctionne en effet le divorce entre les élites anglaises et la langue française : il n’était plus possible pour la Cour anglaise de continuer à parler la langue de l’adversaire, tout en saignant à blanc ses propres sujets anglophones.
Ainsi au début du XVIe siècle, à l’acmé précise d’un vaste mouvement culturel ignorant les frontières et les langues, au moment où les artistes et les esprits éclairés sillonnent l’Europe des Cours, l’universalisme de la langue latine pousse ses derniers feux. Le temps des nations n’est pas encore advenu, mais les revendications identitaires se dessinent déjà.
Chaque royaume entend brandir ses propres emblèmes. D’un saint, on fait un totem : les Anglais accaparent Saint Georges quand les Français se sont reconnus dans Saint Michel. Quant à la langue, elle devient naturellement une caractéristique essentielle de la définition de ces royaumes plus tout à fait féodaux, mais pas encore modernes.
Dans celui de France, un monarque va porter haut plus que tout autre ces considérations. Engagé dans une lutte sans merci contre Charles Quint, François Ier prend l’édit de Villers-Cotterêts en août 1539, qui impose le français comme langue administrative.
Par-delà les images d’Épinal d’un roi moderne, ouvert et réformateur, il est opportun de ne pas écarter les arrière-pensées d’un stratège prêt à s’allier aux Ottomans pour faire pièce à son ennemi : l’imposition du français comme langue administrative correspond d’abord à la volonté d’unifier un royaume aux communautés linguistiques disparates.
Le royaume de France n’est alors en effet qu’une mosaïque de patois qu’il faudra cinq siècles pour domestiquer ou faire disparaître. Alsaciens, Basques, Bretons, Corses ou encore Picards ignorent superbement la langue romane. Pour le « roi chevalier », l’unité politique est une utopie sans l’unité linguistique. Il faut donc imposer une même langue partout. Le mouvement était déjà amorcé, l’impulsion centralisatrice du Valois ne fit que le renforcer.
L’ Académie française et la lente unification linguistique
Mais ce n’est pas avec une ordonnance qu’on décrète la culture. François Ier le savait, qui fit avancer ses sicaires littéraires. En 1549, paraît la Défense et illustration de la langue française. Son auteur, le poète Joachim du Bellay lance une « exhortation aux Français d’écrire en leur langue ». Cousin du cardinal Jean du Bellay – conseiller puis nommé lieutenant général par François Ier – le poète s’inscrivait étrangement bien dans les desseins royaux. Ceux-ci ne varieront plus.
Quel que soit le monarque, quel que soit le régime, une même volonté d’unité de la France sera à l’œuvre. Toujours, les titulaires de la charge suprême de l’État en appelleront à l’éradication des divisions. Jamais plus, le pouvoir centralisateur ne tolérera de revendications autonomistes. Et pour chaque lourd pas vers l’unité politique, se fera entendre l’écho sourd d’une plus subtile unification linguistique.
L’histoire retient-elle la victoire de Marignan, la défaite de Pavie ou l’alliance avec Barberousse ? Elle ne devrait pas négliger sous le règne du même François 1er, le décernement du titre « d’imprimeur du Roi » (qui officie simultanément comme correcteur et réformateur de l’orthographe) à Geoffroy Tory, la création du Collège des lecteurs royaux en 1530 (qui deviendra le Collège de France) ou encore la création de l’Imprimerie du Roi en 1538 (devenant la référence en matière orthographique et typographique).
Le cardinal de Richelieu passe-t-il à la postérité pour le siège de La Rochelle contre les protestants et sa politique continue d’abaissement de la maison d’Autriche ? C’est pourtant la création de l’Académie française en 1635 qui reste sans doute son tribut le plus efficace à la constitution d’un État moderne.
Quant à Louis XIV, son œuvre la plus importante est peut-être aussi la plus dissimulée et la moins volontaire : on retient le château de Versailles, l’asservissement des nobles, la centralisation administrative et les cinq guerres menées contre à peu près tous les royaumes d’Europe. Pourtant, c’est au crépuscule de son long règne que le Roi-Soleil apporte malgré lui la contribution la plus décisive : au traité de Rastadt (1714) qui marque la fin de la guerre de Succession, la langue française accède au statut de langue diplomatique de référence.
Pressé de conclure la paix face au maréchal de Villars, Eugène de Savoie, représentant l’empereur germanique, accepte de conclure le traité de paix uniquement en langue française, faisant toutefois mentionner dans une clause particulière que la rédaction exclusive dans cette langue constituait une exception. Or l’exception se transforma en principe.
La suprématie du français
De 1714 à 1919, la langue française devient en effet par excellence le langage diplomatique. À cette domination, jamais égalée depuis, plusieurs facteurs viennent contribuer : la clarté, la précision, mais aussi la pérennité. Ce dernier mot, aujourd’hui galvaudé, se justifie pleinement ici pour désigner une qualité essentielle de la langue française.
En effet, n’importe quel lecteur français contemporain peut apprécier sans dictionnaire Le Cid ou Le Misanthrope, écrits pourtant il y a presque quatre siècles, alors que le natif anglophone doit parfois recourir au dictionnaire s’il lui prend l’envie de découvrir le texte original des romans anglophones du début du siècle dernier…
Cette permanence dans la compréhension doit tout à la codification des règles et rien à un prétendu génie propre. Les patients travaux des grammairiens les plus célèbres tels Malherbe et Vaugelas expliquent pour beaucoup la supériorité du français dans le temps : en codifiant une fois pour toutes, les règles d’usage, le grammairien permet au lecteur d’accéder sans difficulté au patrimoine des siècles passés.
Alors, certes « Vaugelas n’apprend point à faire un bon potage » (Molière, Les Femmes savantes) mais il n’a pas peu contribué au rayonnement d’une langue, et prouvé par-là, l’importance de la connaissance et de l’application des règles de grammaire.
La suprématie du français s’atténue au fur et à mesure de l’essor du commerce et de la fascination pour la technique dès le début du XIXe siècle. La France ne peut rivaliser longtemps avec le prodigieux mouvement de découvertes scientifiques du monde anglo-saxon.
Malgré de brillants esprits, en dépit de prestigieuses écoles et facultés de science et alors même qu’elle est pionnière en bien des domaines, la France préfère souvent fonder son rayonnement sur les idées et la science désintéressée plutôt que le commerce et la technique. Le poète Charles Cros peut mettre au point le phonographe bien avant Edison, Clément Ader peut avoir volé bien avant Lindbergh : finalement, les Américains l’emportent, l’un déposant plus de mille brevets, l’autre éclipsant les autres aviateurs par son record de la traversée de l’Atlantique.
Le monde anglo-saxon et particulièrement américain, par sa maîtrise grandissante de la technique et le goût frénétique du bénéfice impose ses valeurs. Le statut de la langue allait suivre le même chemin.
L’ anglomanie contemporaine
C’est le Traité de Versailles signé en 1919, qui, en abandonnant la langue française comme langue diplomatique de référence, marque un tournant. L’Académie française et l’opinion publique d’alors s’émeuvent de la reculade. Les détracteurs de Clemenceau mettent facilement à son compte cette trahison. Ils stipendient sa proposition de mener les négociations en anglais, parce qu’il maîtrisait lui-même cette langue, alors que ni Lloyd George, ni Wilson ne pratiquait le français.
Mais, comme deux cents ans plus tôt, le choix d’une langue et l’abandon d’une autre ne font que refléter l’hégémonie d’un État ou d’une civilisation sur le monde : si le royaume de France régnait en 1714, par la force des armes, les fastes et les bonnes manières d’une Cour raffinée, en 1919, ce sont les pays anglo-saxons qui dominent le monde.
L’Empire britannique sort certes exsangue du conflit, mais sa puissance maritime lui permet toujours de contrôler les passages stratégiques et de régenter un empire vaste comme soixante fois la France d’aujourd’hui. Les États-Unis, quant à eux, sont devenus la première puissance financière du monde et attirent toujours plus nombreux les migrants.
Depuis, la langue anglaise s’est diffusée toujours un peu plus loin sur la planète, au fil des victoires militaires et d’une supériorité technique jamais démentie. À la révolution des communications succède celle de l’informatique puis de l’Internet. Mais toujours, la notice de la nouvelle invention est d’abord écrite en anglais. Les autres langues sont priées d’accepter toutes les rebuffades qu’entraîne une telle domination.
Les accents de la langue française sont ainsi prohibés des adresses de site Internet et des courriels. L’informatique est le royaume des anglicismes. La langue de travail de certaines entreprises devient l’anglais et il faut que le législateur intervienne en 1996 (loi Toubon) pour contenir le déferlement des termes anglo-saxons dans la publicité, la presse ou les étiquettes de produits. La langue française est-elle menacée au XXIe siècle ?
Vive le Québec, les Acadiens et les Cajuns !
La menace ne vient pas tant de ces « barbares extérieurs » que de nous-mêmes : la force d’une langue tient d’abord à la passion avec laquelle elle est défendue. Sur ce point, les francophones d’Amérique du Nord montrent l’exemple.
À un contre trois, les Canadiens francophones résistent vaillamment contre l’anglicisation rampante. À un contre mille aux États-Unis, les Cadiens (ou Cajuns) relèvent de l’héroïsme. Depuis trois siècles, ils entretiennent et polissent leur langue. Définitivement abandonnés, les uns au terme du Traité de Versailles de 1763, qui cède la « Belle Province » aux Anglais, les autres au terme d’un contrat de vente, qui cède la Louisiane aux États-Unis en 1803, les héritiers de Champlain n’ont jamais cessé de promouvoir leur langue. Or comment une telle résistance est-elle possible ?
Parce que les locuteurs ont d’abord fidèlement conservé leur façon de parler. La grammaire, le vocabulaire ou encore l’intonation relèvent pour une bonne part de la pratique du XVIIIe siècle. Ensuite, parce que les francophones d’Amérique ont constamment su innover sans reprendre servilement le lexique de leurs omniprésents voisins anglo-saxons.
Plus la menace de l’engloutissement linguistique est proche, plus vigoureuse est la réaction. C’est par exemple aux Québécois et Acadiens francophones que l’on doit l’invention et la diffusion du terme courriel à la place d’e-mail. Il n’existe donc aucune fatalité dans la disparition d’une langue.
Cette visite aux origines de la langue a montré quelques-uns des enjeux de la langue : survie d’une nation et rayonnement culturel d’un État. Il faudrait ajouter capacité à appréhender le monde et supériorité d’expression dans des domaines particuliers.
En effet, « La langue est la représentation fidèle du génie des peuples » (Michelet) : si la langue anglo-saxonne, par sa simplification, son sens de l’image et ses mots courts se prête aux échanges commerciaux, la langue française est longtemps restée la langue de la culture, par sa précision, sa clarté, son élégance.
De Stefan Zweig à Ernst Jünger, de Virgil Georghiu à Cioran, de Milan Kundera à Tzvetan Todorov, de Julien Green à Jonathan Littell, combien d’écrivains étrangers, de penseurs, d’intellectuels d’hier et d’aujourd’hui ont salué ses qualités au point pour certains d’en faire leur langue d’écriture ?
Parler une langue, ce n’est donc pas seulement utiliser des mots, mais exprimer, malgré soi, un système de pensée et de valeurs. La grammaire n’en est jamais que le solide soubassement. Maîtriser celle-là n’est donc plus une simple affaire de norme scolaire, mais bien une lutte pour la survie d’une culture, l’aspiration à la défense d’un outil inégalé, la promotion d’un art de parler.
Écrire et s’exprimer correctement devient un combat pour la précision et la simplicité. Et c’est un combat à la portée de tous.
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