La Ferme des animaux
Edito par Bonfons de Cruchot
Le propre d’une œuvre classique est sa prétention à l’universalité, quel que soit le lieu, quelle que soit l’époque. La fable de George Orwell, La Ferme des Animaux, parue en 1945 est considérée comme telle pour beaucoup, bien que l’ouvrage soit explicitement une référence à l’Union soviétique de la Révolution d’Octobre à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce qui en fait un livre daté. Le résumé dans ses grandes lignes peut être consulté ici et là.
Certes, les lecteurs d’aujourd’hui, pour peu qu’ils disposent de quelques repères historiques de base n’apprendront donc pas grand-chose. Les personnages imaginaires d’Orwell sont clairement identifiables (le cochon Napoléon pour Staline, Boule de Neige pour Trostki), les épisodes historiques de même (la prise du pouvoir des bêtes de la Ferme faisant référence à la Révolution d’Octobre, la disette de ces animaux, à la faillite de la Nouvelle Politique Économique).
Pourquoi dès lors consacrer une heure ou deux à lire ou relire l’ouvrage, notamment dans le cadre d’un concours de la fonction publique ou de l’occupation d’un poste dans celle-ci ?
Parce que déjà, l’auteur identifie bien une caractéristique essentielle du régime dictatorial stalinien, l’oubli forcé afin de paraître cohérent dans la politique suivie, malgré des revirements à 180 degrés. Ce thème sera d’ailleurs plus largement développé dans son roman plus connu et plus profond, 1984. Mais qu’en est-il dans les sociétés démocratiques ?
C’est l’intérêt du livre, une fois refermé, que d’éviter la facilité d’un discours convenu sur la nocivité des totalitarismes. Si l’on y réfléchit, il peut poser en creux la question de la passivité des masses, très oublieuses, qu’elles habitent la dictature ou la démocratie. Dans le roman d’Orwell, ces masses sont représentées bien simplement par les moutons, qui répètent stupidement l’antienne révolutionnaire décrétée par les cochons, maîtres de la révolution, « Quatre pattes, oui ! Deux pattes, non » (par référence à la lutte contres les humains) mais aussi par la figure de Malabar, symbole du stakhanovisme, persuadé que tout ira mieux demain par un surcroît de travail. Or ces figures sont-elles spécifiques à la dictature stalinienne ?
Raisonnablement, non. La passivité d’une population américaine devant la manipulation magistrale pour l’engager à une guerre en Irak en 1991 et surtout en 2003, l’utilisation de slogans simplissimes lors de campagnes présidentielles tels que « travailler plus pour gagner plus », le partage de la corruption parmi les notables élus de la Chambre des Communes au Royaume-Uni rappellent que les citoyens des démocraties ressemblent assez souvent aux moutons et aux poules de la Ferme, les animaux les plus crédules et les plus exploités.
Les lauréats et candidats aux concours de la fonction publique peuvent ainsi réfléchir à souhait sur une question que l’on ne leur posera pas mais qui devrait l’être systématiquement: le pouvoir est-il compatible avec la démocratie ? La conclusion pessimiste d’Orwell, incarnée dès le début de la fable par l’âne Benjamin, consiste à dire que la nature de l’être l’emporte sur l’idéologie, n’importe laquelle. Que l’on soit cochon ou humain, dès qu’on dispose du pouvoir, on en abuse, en dépit de toutes les déclarations d’intention. En démocratie, le pouvoir exerce la même fascination et entraîne les mêmes conséquences, la différence étant l’existence de contre-pouvoirs.
Pourtant, ces derniers tendent eux-aussi à s’estomper: la désertion électorale, l’opprobre jetée sur des élus corrompus, la médiocrité des résultats ont depuis longtemps sapé les bases de la démocratie représentative. D’où, depuis une dizaine d’années, le recours au concept de « démocratie participative ».
Or celle-ci nous renvoie peu ou prou à la Ferme des Animaux.
La démocratie participative a ainsi été mise en avant comme remède à un dysfonctionnement de la démocratie représentative. La première aurait pour objet et avantage d’impliquer davantage le citoyen et le faire renouer ainsi avec l’action politique au sens large. C’est à ce titre que la loi du 27 février 2002 a cherché à renforcer les moyens et les effets de ce concept.
Avant cette date, les élus disposaient déjà de plusieurs outils pour faire participer plus étroitement leurs administrés à la vie locale tel que le référendum local utilisé pour les projets les plus importants et lorsqu’un désaccord surgissait entre l’État et la collectivité. Mais le résultat du référendum n’est pas contraignant pour l’autorité.
De même, les conseils économiques et sociaux créés par la loi du 5 juillet 1972, les conseils de développement, les conseils de quartier et les commissions locales d’information créés par la loi du 13 juillet 1992 et le décret du 29 novembre 1993 pouvaient déjà associer les citoyens à l’essor de leur commune. Le budget participatif s’inscrit d’ailleurs dans cet esprit en permettant aux citoyens de prendre part à des micro-projets. Enfin, de manière plus ponctuelle, les élus pouvaient recourir aux enquêtes publiques aux termes desquelles les habitants se prononcent au vu d’un dossier préparé par les autorités publiques.
La loi de 2002 a revalorisé la place des commissions consultatives des services publics locaux (CCSPL) : les régions, départements, les communes de plus de 10 000 habitants, les EPCI de plus de 50 000 habitants ont dû créer une CCSPL, alors que jusqu’à alors les commissions consultatives des usagers connaissaient un fonctionnement réduit. Désormais, les décisions prises sans l’avis obligatoire de la commission deviennent alors entachées d’illégalité. Cette loi rend les conseils de quartiers obligatoires dans les communes de plus de 80 000 habitants.
Le conseil de quartier sert à consulter les habitants, à leur faire gérer le cas échéant certains services publics au niveau du quartier. Au sein du conseil siègent les habitants du quartier mais la composition peut être ouverte à un plus grand nombre. En effet, le conseil municipal reste totalement maître de la composition et de la place des conseils de quartier dans la vie locale. À ce titre, il faut bien noter que malgré son intention d’associer plus étroitement le citoyen à la vie publique, le législateur a évité toute participation directe du public.
Outre la subordination des règles, de la composition, des attributions des conseils de quartier au choix du conseil municipal, il convient également de souligner le caractère facultatif de ces conseils de quartier pour les villes de moins de 80 000 habitants, ce qui concerne un très grand nombre de communes. Par ailleurs, la coexistence éventuelle entre les conseils de quartiers et les comités consultatifs créés par la loi de 1992 est de nature à entretenir la confusion.
Enfin, la loi de 2002 renforce la procédure de débat public mise en place en 1995 : la commission nationale du débat public (CNDP) permet de contrôler la procédure qui associe le public à l’élaboration de projets publics, la saisine de la commission étant obligatoire pour les projets les plus importants.
Quel bilan après huit ans et sans compter l’apport de la réforme de 2003, qui donne par exemple un caractère contraignant au référendum local ?
Maigre. Si l’on se fonde sur la participation électorale, qu’elle soit locale (élection municipale ou plus récemment régionale) ou nationale (élection européenne assez récemment), l’introduction de la démocratie participative n’a pas réussi à augmenter cette participation. Aux élections plus locales (élections régionales de 2010), on peut même dire que des taux d’abstention record ont été observés (un peu moins de 54 % d’abstention au premier tour au plan national). Si l’on se fonde sur le fonctionnement des conseils de quartier ou d’autres institutions, on observe que les prérogatives sont faibles et très encadrées; une défiance perdure de la part des élus à l’égard d’institutions non élues.
Ainsi, la démocratie participative n’est pas sans ressembler au final aux premiers temps de la révolution de la Ferme des animaux. À l’origine, un « nouveau type » de démocratie est proposée pour améliorer la situation; de même que dans la Ferme, la révolution est fomentée afin de chasser le fermier Jones, brutal et affameur afin d’améliorer les conditions de vie des animaux.
Dans la démocratie participative, ceux qui prennent le pouvoir dans les conseils de quartier sont des « professionnels » (de la politique, du militantisme associatif) qui maîtrisent la parole ou des retraités; le travailleur lambda ne s’y investit pas faute de temps ou faute d’assurance pour proposer des idées face à des gens qu’il juge plus qualifiés. De même, dans la Ferme, ceux qui prennent le pouvoir sont les cochons qui savent lire et s’imposer grâce à leur talent oratoire, tel Brille-Babil ; les autres animaux, incultes et trop occupés à travailler, n’ont pas le temps de contester les choix des premiers ni même de les comprendre.
Dans la démocratie participative, les éventuelles remarques dans le cadre des conseils de quartier n’ont pas force juridique et il n’existe pas forcément de budget pour mettre en application un projet; dans la Ferme des animaux, l’assemblée des animaux initialement réunie régulièrement, se contente d’approuver les résolutions déjà fixées.
La Ferme des animaux délivre ainsi une moralité toujours actuelle: les personnes qui prennent le pouvoir ne sont pas toujours celles qui représentent le mieux la majorité. Dans le cas de la Ferme, l’affirmation est poussée à la caricature, puisque les cochons s’arrogent tous les privilèges au détriment des autres animaux. Un pouvoir a remplacé l’autre. Dans le cas de la démocratie participative, l’affirmation n’est pas aussi caricaturale mais conserve sa force.
Il est vain de croire qu’en donnant la parole aux citoyens, la majorité sera mieux représentée. Comme toujours, seule une minorité s’exprimera, par goût, intérêt ou compétence. L’extrême majorité se tiendra en retrait.
La démocratie participative, ce n’est donc finalement que la participation.
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